– Chose étrange! dit Lorenza, je voyais et j’entendais; seulement, je ne pouvais ouvrir les yeux, parler ni remuer; j’étais en léthargie.
– En effet, dit la princesse, Tronchin m’a parlé parfois de personnes tombées en léthargie et qui avaient été enterrées vivantes.
– Continuez, Lorenza.
– Ma mère se désespérait et ne voulait point croire à ma mort; elle déclara qu’elle passerait encore près de moi la nuit et la journée du lendemain.
«Elle le fit ainsi qu’elle l’avait dit; mais les trente-six heures pendant lesquelles elle me veilla s’écoulèrent sans que je fisse un mouvement, sans que je poussasse un soupir.
«Trois fois le prêtre était venu, et chaque fois il avait dit à ma mère que c’était se révolter contre Dieu que de vouloir retenir mon corps sur la terre, quand déjà il avait mon âme; car il ne doutait pas qu’étant morte dans toutes les conditions du salut et au moment où j’allais prononcer les paroles qui scellaient mon éternelle alliance avec le Seigneur, il ne doutait pas, disait-il, que mon âme ne fût montée droit au ciel.
«Ma mère insista tant qu’elle obtint de me veiller encore pendant toute la nuit du lundi au mardi.
«Le mardi matin, j’étais toujours dans le même état d’insensibilité.
«Ma mère se retira vaincue. Les religieuses criaient au sacrilège. Les cierges étaient allumés dans la chapelle, où je devais, selon l’habitude, être exposée un jour et une nuit.
«Ma mère une fois sortie, les ensevelisseuses entrèrent dans ma chambre; comme je n’avais pas prononcé mes vœux, on me mit une robe blanche, on ceignit mon front d’une couronne de roses blanches, on plaça mes bras en croix sur ma poitrine, puis on demanda:
«- La bière!
«La bière fut apportée dans ma chambre; un profond frissonnement courut par tout mon corps; car, je vous le répète, à travers mes paupières fermées, je voyais tout comme si mes yeux eussent été tout grands ouverts.
«On me prit et l’on me déposa dans le cercueil.
«Puis, le visage découvert, comme c’est l’habitude chez nous autres Italiennes, on me descendit dans la chapelle et l’on me plaça au milieu du chœur, avec des cierges allumés tout autour de moi et un bénitier à mes pieds.
«Toute la journée, les paysans de Subiaco entrèrent dans la chapelle, prièrent pour moi et jetèrent de l’eau bénite sur mon corps.
«Le soir vint. Les visites cessèrent; on ferma en dedans les portes de la chapelle, moins la petite porte, et la sœur infirmière resta seule près de moi.
«Cependant une pensée terrible m’agitait pendant mon sommeil; c’était le lendemain que devait avoir lieu l’enterrement, et je sentais que j’allais être enterrée toute vive, si quelque puissance inconnue ne venait à mon secours.
«J’entendais les unes après les autres les heures: neuf heures sonnèrent, puis dix heures, puis onze heures.
«Chaque coup retentissait dans mon cour; car j’entendais, chose effrayante! le glas de ma propre mort.
«Ce que je fis d’efforts pour vaincre ce sommeil glacé, pour rompre ces liens de fer qui m’attachaient au fond de mon cercueil, Dieu seul le sait; mais il le vit, puisqu’il eut pitié de moi.
«Minuit sonna.
«Au premier coup, il me sembla que tout mon corps était secoué par un mouvement convulsif pareil à celui que j’avais l’habitude d’éprouver quand Acharat s’approchait de moi; puis j’éprouvai une commotion au cœur; puis je le vis apparaître à la porte de la chapelle.
– Est-ce de l’effroi que vous éprouvâtes alors? demanda le comte de Fœnix.
– Non, non, ce fût du bonheur, ce fut de la joie, ce fut de l’extase, car je comprenais qu’il venait m’arracher à cette mort désespérée que je redoutais tant. Il marcha lentement vers mon cercueil, me regarda un instant avec un sourire plein de tristesse, puis il me dit:
«- Lève-toi et marche.
«Les liens qui retenaient mon corps étendu se rompirent aussitôt; à cette voix puissante, je me levai, et je mis un pied hors de mon cercueil.
«- Es-tu heureuse de vivre? me demanda-t-il.
«- Oh! oui, répondis-je.
«- Eh bien, alors suis-moi.
«L’infirmière, habituée au funèbre office qu’elle remplissait près de moi, après l’avoir rempli près de tant d’autres sœurs, dormait sur sa chaise. Je passai près d’elle sans l’éveiller, et je suivis celui qui, pour la seconde fois, m’arrachait à la mort.
«Nous arrivâmes dans la cour. Je revis ce ciel tout parsemé d’étoiles brillantes que je n’espérais plus revoir. Je sentis cet air frais de la nuit que les morts ne sentent plus, mais qui est si doux aux vivants.
«- Maintenant, me demanda-t-il, avant de quitter ce couvent, choisissez entre Dieu et moi. Voulez-vous être religieuse? Voulez-vous me suivre?
«- Je veux vous suivre, répondis-je.
«- Alors, venez, dit-il une seconde fois.
«Nous arrivâmes à la porte du tour; elle était fermée.
«- Où sont les clefs? me demanda-t-il.
«- Dans les poches de la sœur tourière.
«- Et où sont ces poches?
«- Sur une chaise, près de son lit.
«- Entrez chez elle sans bruit, prenez les clefs, choisissez celle de la porte, et apportez-la-moi.
«J’obéis. La porte de la loge n’était point fermée en dedans. J’entrai. J’allai droit à la chaise. Je fouillai dans les poches; je trouvai les clefs; parmi le trousseau, je trouvai celle du tour et je l’apportai.
«Cinq minutes après, le tour s’ouvrait et nous étions dans la rue.
«Alors je pris son bras et nous courûmes vers l’extrémité du village de Subiaco. À cent pas de la dernière maison, une chaise de poste attendait toute attelée. Nous montâmes dedans, et elle partit au galop.
– Et aucune violence ne vous fut faite? aucune menace ne fut proférée? vous suivîtes cet homme volontairement?
Lorenza resta muette.
– Son Altesse royale vous demande, Lorenza, si par quelque menace ou quelque violence je vous forçai de me suivre?
– Non.
– Et pourquoi le suivîtes-vous?
– Dites, pourquoi m’avez-vous suivi?
– Parce que je vous aimais, dit Lorenza.
Le comte de Fœnix se retourna vers la princesse avec un sourire triomphant.
Chapitre LII Son Éminence le cardinal de Rohan
Ce qui se passait sous les yeux de la princesse était tellement extraordinaire, qu’elle se demandait, elle, l’esprit fort et tendre à la fois, si l’homme qu’elle avait devant les yeux n’était pas véritablement un magicien disposant des cœurs et des esprits à sa volonté.