Выбрать главу

Gilbert ne s’attendait pas à cette péroraison.

Lui, être chassé!

Il ferma ses poings crispés, et un éclair qui fit frissonner Rousseau passa dans ses yeux.

Mais cet éclair passa sans durer et s’éteignit sans bruit.

Gilbert avait réfléchi qu’en partant il allait perdre le bonheur si doux de voir Andrée à chaque instant du jour, et cela en perdant l’amitié de Rousseau: c’était à la fois le malheur et la honte.

Il tomba du haut de son orgueil sauvage, et joignant les deux mains:

– Monsieur, dit-il, écoutez-moi; un mot, un seul.

– Je suis impitoyable, s’écria Rousseau; les hommes m’ont rendu, par leurs injustices, plus féroce qu’un tigre. Vous correspondez avec mes ennemis, allez les rejoindre, je ne vous en empêche pas: liguez-vous avec eux, je ne m’y oppose pas, mais sortez de chez moi.

– Monsieur, ces deux jeunes filles ne sont pas vos ennemies: c’est mademoiselle Andrée et Nicole.

– Qu’est-ce que mademoiselle Andrée? demanda Rousseau, à qui ce nom, prononcé déjà deux ou trois fois par Gilbert, n’était pas tout à fait étranger; qu’est-ce que mademoiselle Andrée? Dites!

– Mademoiselle Andrée, monsieur, est la fille du baron de Taverney; c’est, oh! excusez-moi de vous dire de telles choses, mais c’est vous qui m’y forcez, c’est celle que j’aime plus que vous n’avez aimé mademoiselle Galley, madame de Warrens, ni personne; c’est celle que j’ai suivie à pied, sans argent, sans pain, jusqu’à ce que je tombasse sur la route écrasé de fatigue et brisé de douleur. c’est celle que j’ai été revoir hier à Saint-Denis, derrière laquelle j’ai couru jusqu’à la Muette, que j’ai de nouveau accompagnée sans qu’elle me vit de la Muette à la rue voisine de la vôtre; c’est celle que par hasard j’ai retrouvée ce matin habitant ce pavillon; c’est celle enfin pour laquelle je voudrais devenir ou Turenne, ou Richelieu, ou Rousseau!

Rousseau connaissait le cœur humain et savait le diapason de ses cris; il savait que le meilleur comédien ne pouvait avoir cet accent trempé de larmes avec lequel Gilbert parlait, et ce geste fiévreux avec lequel il accompagnait ses paroles.

– Ainsi, dit-il, cette jeune dame, c’est mademoiselle Andrée?

– Oui, monsieur Rousseau.

– Donc, vous la connaissez?

– Je suis le fils de sa nourrice.

– Alors, vous mentiez donc tout à l’heure quand vous disiez que vous ne la connaissiez pas, et, si vous n’êtes pas un traître, vous êtes un menteur.

– Monsieur, dit Gilbert, vous me déchirez le cœur, et, en vérité, vous me feriez moins de mal en me tuant à cette place.

– Bah! phraséologie, style de Diderot et de Marmontel; vous êtes un menteur, monsieur.

– Eh bien! oui, dit Gilbert, je suis un menteur, monsieur, et tant pis pour vous si vous ne comprenez pas un pareil mensonge. Un menteur! un menteur!… Ah! je pars… adieu! Je pars désespéré, et vous aurez mon désespoir sur la conscience.

Rousseau se caressait le menton en regardant ce jeune homme, qui avait avec lui-même de si frappantes analogies.

– Voilà un grand cœur ou un grand fourbe, se dit-il; mais, après tout, si l’on conspire contre moi, pourquoi ne tiendrais-je pas dans ma main les fils de la conspiration?

Gilbert avait fait quatre pas vers la porte, et, la main posée sur la serrure, il attendait un dernier mot qui le chassât tout à fait ou qui le rappelât.

– Assez sur ce sujet, mon fils, dit Rousseau. Si vous êtes amoureux au point que vous le dites, hélas! tant pis pour vous. Mais voilà qu’il se fait tard, vous avez perdu la journée d’hier, nous avons trente pages de copie à faire aujourd’hui entre nous deux. Alerte, Gilbert, alerte!

Gilbert saisit la main du philosophe et l’appuya contre ses lèvres; il n’en eût certes pas tant fait de la main d’un roi.

Mais, avant de sortir, et tandis que Gilbert tout ému se tenait contre la porte, Rousseau s’approcha une dernière fois de la fenêtre et regarda les deux jeunes filles.

En ce moment, Andrée justement venait de laisser tomber son peignoir, et prenait une robe des mains de Nicole.

Elle vit cette tête pâle, ce corps immobile, fit un brusque mouvement en arrière et ordonna à Nicole de fermer la fenêtre.

Nicole obéit.

– Allons, dit Rousseau, ma vieille tête lui a fait peur; cette jeune figure ne l’effrayait pas tantôt. Oh! belle jeunesse! ajouta-t-il en soupirant:

O gioventù primavera del età!

O primavera gioventù del anno![3]

Et rattachant au clou la robe de Thérèse, il descendit mélancoliquement l’escalier sur les pas de Gilbert, contre la jeunesse duquel il eût peut-être échangé en ce moment cette réputation qui balançait celle de Voltaire, et partageait avec elle l’admiration du monde entier.

Chapitre LV La maison de la rue Saint-Claude

La rue Saint-Claude, dans laquelle le comte de Fœnix avait donné rendez-vous au cardinal de Rohan, n’était pas tellement différente à cette époque de ce qu’elle est maintenant, qu’on n’y puisse retrouver encore les vestiges des localités que nous allons essayer de peindre.

Elle aboutissait, comme elle le fait aujourd’hui, à la rue Saint-Louis et au boulevard, passant par cette même rue Saint-Louis entre le couvent des Filles du Saint-Sacrement et l’hôtel de Voysins, tandis qu’aujourd’hui elle sépare à son bout une église et un magasin d’épiceries.

Comme aujourd’hui, elle rejoignait le boulevard par une pente assez rapide.

Elle était riche de quinze maisons et de sept lanternes.

Deux impasses s’y remarquaient.

L’une, à gauche, et celle-là formait enclave sur l’hôtel de Voysins; l’autre, à droite, nord, sur le grand jardin des Filles du Saint-Sacrement.

Cette dernière impasse, ombragée à droite par les arbres du couvent, était bordée à gauche par le grand mur gris d’une maison qui s’élevait dans la rue Saint-Claude.

Ce mur, semblable au visage d’un cyclope, n’avait qu’un œil, ou, si l’on aime mieux, qu’une fenêtre, encore cette fenêtre, treillissée, grillagée, barrée, était-elle abominablement noire.

вернуться

[3]Ô jeunesse, printemps de la vie!

Ô printemps, jeunesse de l’année!