– Je commence à croire que oui, dit-il, et sans violence, sans cris; Rousseau vous le donnera pieds et poings liés.
– Vous croyez?
– J’en suis sûr.
– Que faut-il faire pour cela?
– La moindre des choses. Vous avez bien, du côté de Meudon ou de Marly, un terrain vide?
– Oh! cela ne manque pas; j’en connais dix entre Luciennes et Bougival.
– Eh bien! faites-y construire… comment appellerai-je cela? une souricière à philosophes.
– Plaît-il? Comment avez-vous dit cela?
– J’ai dit une souricière à philosophes.
– Eh! mon Dieu! comment cela se bâtit-il?
– Je vous en donnerai le plan, soyez tranquille. Et maintenant, partons vite, voilà qu’on nous regarde. Cocher, touche à l’hôtel.
Chapitre LXIV Ce qui arriva à M. de la Vauguyon, précepteur des enfants de France, le soir du mariage de Monseigneur le dauphin
Les grands événements de l’histoire sont pour le romancier ce que sont les montagnes gigantesques pour le voyageur. Il les regarde, il tourne autour d’elles, il les salue en passant, mais il ne les franchit pas.
Ainsi allons-nous regarder, tourner et saluer cette cérémonie imposante du mariage de la dauphine à Versailles. Le cérémonial de France est la seule chronique que l’on doive consulter en pareil cas.
Ce n’est pas en effet dans les splendeurs du Versailles de Louis XV, dans la description des habits de cour, des livrées, des ornements pontificaux, que notre histoire à nous, cette suivante modeste qui, par un petit chemin détourné, côtoie la grand-route de l’histoire de France, trouverait à gagner quelque chose.
Laissons s’achever la cérémonie aux rayons du soleil ardent d’un beau jour de mai; laissons les illustres conviés se retirer en silence et se raconter ou commenter les merveilles du spectacle auquel ils viennent d’assister, et revenons à nos événements et à nos personnages à nous, lesquels, historiquement, ont bien une certaine valeur.
Le roi, fatigué de la représentation et surtout du dîner, qui avait été long et calqué sur le cérémonial du dîner des noces de M. le grand dauphin, fils de Louis XIV, le roi se retira chez lui à neuf heures et congédia tout le monde, ne retenant que M. de la Vauguyon, précepteur des enfants de France.
Ce duc, grand ami des jésuites, qu’il espérait ramener, grâce au crédit de madame du Barry, voyait une partie de sa tâche terminée par le mariage de M. le duc de Berry.
Ce n’était pas la plus rude partie, car il restait encore à M. le précepteur des enfants de France à parfaire l’éducation de M. le comte de Provence et de M. le comte d’Artois, âgés, à cette époque, l’un de quinze ans, l’autre de treize. M. le comte de Provence était sournois et indompté; M. le comte d’Artois, étourdi et indomptable. et puis le dauphin, outre ses bonnes qualités, qui le rendaient un précieux élève, était dauphin, c’est-à-dire le premier personnage de France après le roi. M. de la Vauguyon pouvait donc perdre gros en perdant sur un tel esprit l’influence que peut-être une femme allait conquérir.
Le roi l’appelant à rester, M. de la Vauguyon put croire que Sa Majesté comprenait cette perte et voulait l’en dédommager par quelque récompense. Une éducation achevée, d’ordinaire on gratifie le précepteur.
Ce qui engagea M. le duc de la Vauguyon, homme très sensible, à redoubler de sensibilité; pendant tout le dîner, il avait porté son mouchoir à ses yeux, pour témoigner du regret que lui causait la perte de son élève. Une fois le dessert achevé, il avait sangloté; mais se trouvant enfin seul, il partait plus calme.
L’appel du roi tira de nouveau le mouchoir de sa poche et les larmes de ses yeux.
– Venez, mon pauvre la Vauguyon, dit le roi en s’établissant à l’aise dans une chaise longue; venez, que nous causions.
– Je suis aux ordres de Votre Majesté, répondit le duc.
– Asseyez-vous là, mon très cher; vous devez être fatigué.
– M’asseoir, sire?
– Oui, là, sans façon, tenez.
Et Louis XV indiqua au duc un tabouret placé de telle manière que les lumières tombassent d’aplomb sur le visage du précepteur et laissassent dans l’ombre celui du roi.
– Eh bien, cher duc, dit Louis XV, voilà une éducation faite.
– Oui, sire.
Et la Vauguyon soupira.
– Belle éducation, sur ma foi, continua Louis XV.
– Sa Majesté est trop bonne.
– Et qui vous fait bien de l’honneur, duc.
– Sa Majesté me comble.
– M. le dauphin est, je crois, un des savants princes de l’Europe?
– Je le crois, sire.
– Bon historien?
– Très bon.
– Géographe parfait?
– Sire, M. le dauphin dresse tout seul des cartes qu’un ingénieur ne ferait pas.
– Il tourne dans la perfection?
– Ah! sire, le compliment revient à un autre, et ce n’est pas moi qui lui ai appris cela.
– N’importe, il le sait.
– À merveille même.
– Et l’horlogerie, hein?… quelle dextérité!
– C’est prodigieux, sire.
– Depuis six mois, toutes mes horloges courent les unes après les autres, comme les quatre roues d’un carrosse, sans pouvoir se rejoindre. Eh bien, c’est lui seul qui les règle.
– Ceci rentre dans la mécanique, sire, et je dois avouer encore que je n’y suis pour rien.
– Oui, mais les mathématiques, la navigation?
– Oh! par exemple, sire, voilà les sciences vers lesquelles j’ai toujours poussé M. le dauphin.
– Et il y est très fort. L’autre soir, je l’ai entendu parler avec M. de la Peyrouse de grelins, de haubans et de brigantines.
– Tous termes de marine… Oui, sire.
– Il en parle comme Jean Bart.
– Le fait est qu’il y est très fort.
– C’est pourtant à vous qu’il doit tout cela…
– Votre Majesté me récompense bien au delà de mes mérites en m’attribuant une part, si légère qu’elle soit, dans les avantages précieux que M. le dauphin a tirés de l’étude.
– La vérité, duc, est que je crois que M. le dauphin sera réellement un bon roi, un bon administrateur, un bon père de famille… À propos, monsieur le duc, répéta le roi en appuyant sur ces mots, sera-t-il un bon père de famille?
– Eh! mais, sire, répondit naïvement M. de la Vauguyon, je présume que, toutes les vertus étant en germe dans le cœur de M. le dauphin, celle-là y doit être renfermée comme les autres.