À chaque instant, de nouveaux lutteurs qui semblaient sortir de dessous terre à ces mots étranges prononcés, à ces singuliers gestes répétés, venaient faire cortège à cet homme.
Gilbert se souleva par un dernier effort; il sentait que là était le salut, car là était le calme et la puissance. Un dernier rayon de la flamme des charpentes, se ravivant pour mourir, éclaira le visage de cet homme. Gilbert jeta un cri de surprise.
– Oh! que je meure, que je meure, murmura-t-il, mais qu’elle vive! Cet homme a le pouvoir de la sauver.
Et dans un état d’abnégation sublime, soulevant la jeune fille sur ses deux poings:
– Monsieur le baron de Balsamo! cria-t-il, sauvez mademoiselle Andrée de Taverney!
Balsamo entendit cette voix, qui, comme celle de la Bible, criait des profondeurs de la foule; il vit se lever au-dessus de cette onde dévorante une forme blanche; son cortège bouleversa tout ce qui lui faisait obstacle; et, saisissant Andrée, que soutenaient encore les bras défaillants de Gilbert, il la prit, et, poussé par un mouvement de cette foule qu’il avait cessé de contenir, il l’emporta sans avoir le temps de détourner la tête.
Gilbert voulut articuler un dernier mot; peut-être, après avoir imploré la protection de cet homme étrange pour Andrée, voulait-il la demander pour lui-même, mais il n’eut que la force de coller ses lèvres au bras pendant de la jeune fille, et d’arracher, de sa main crispée, un morceau de la robe de cette nouvelle Eurydice que lui arrachait l’enfer.
Après ce baiser suprême, après ce dernier adieu, le jeune homme n’avait plus qu’à mourir; aussi n’essaya-t-il point de lutter plus longtemps; il ferma les yeux, et, mourant, tomba sur un monceau de morts.
Chapitre LXVIII Le champ des morts
Aux grandes tempêtes succède toujours le calme, calme effrayant, mais réparateur.
Il était deux heures du matin ou à peu près; de grands nuages blancs courant sur Paris dessinaient en traits énergiques, sous une lune blafarde, les inégalités de ce terrain funeste, aux fossés duquel la foule qui s’enfuyait avait trouvé la chute et la mort.
Çà et là, à la lueur de la lune, perdue de temps en temps au sein de ces grands nuages floconneux dont nous avons parlé et qui tamisaient sa lumière, çà et là, disons-nous, au bord des talus, dans les fondrières, apparaissaient des cadavres aux vêtements en désordre, les jambes raides, le front livide, les mains étendues en signe de terreur ou de prière.
Au milieu de la place, une fumée jaune et infecte, s’échappant des décombres de la charpente, contribuait à donner à la place Louis XV une apparence de champ de bataille.
À travers cette place sanglante et désolée serpentaient mystérieusement et d’un pas rapide des ombres qui s’arrêtaient, regardaient autour d’elles, se baissaient et fuyaient: c’étaient les voleurs de la mort, attirés vers leur proie comme des corbeaux; ils n’avaient pu dépouiller les vivants, ils venaient dépouiller les cadavres, tout surpris d’avoir été prévenus par des confrères. On les voyait se sauver mécontents et effarés à la vue des tardives baïonnettes qui les menaçaient; mais, au milieu de ces longues files de morts, les voleurs et le guet n’étaient pas les seuls que l’on vît se mouvoir.
Il y avait, munis de lanternes, des gens que l’on eût pu prendre pour des curieux.
Tristes curieux, hélas! car c’étaient les parents et les amis inquiets qui n’avaient vu rentrer ni leurs frères, ni leurs amis, ni leurs maîtresses. Or, ils arrivaient des quartiers les plus éloignés, car l’horrible nouvelle s’était déjà répandue dans Paris, désolante comme un ouragan, et les anxiétés s’étaient subitement traduites en recherches.
C’était un spectacle plus affreux à voir peut-être que celui de la catastrophe.
Toutes les impressions se peignaient sur ces visages pâles, depuis le désespoir de ceux qui retrouvaient le cadavre bien-aimé jusqu’au morne doute de celui qui ne retrouvait rien et qui jetait un coup d’œil avide vers la rivière, qui coulait monotone et frémissante.
On disait que bien des cadavres avaient déjà été jetés au fleuve par la prévôté de Paris, qui, coupable d’imprudence, voulait cacher ce nombre effrayant de morts que son imprudence avait faits.
Puis, quand ils ont rassasié leur vue de ce spectacle stérile, quand ils en ont été saturés, les deux pieds mouillés par l’eau de la Seine, l’âme étreinte de cette dernière angoisse que traîne avec lui le cours nocturne d’une rivière, ils partent, leur lanterne à la main, pour explorer les rues voisines de la place, où, dit-on, beaucoup de blessés se sont traînés pour avoir du secours et fuir du moins le théâtre de leurs souffrances.
Quand, par malheur, ils ont trouvé parmi les cadavres l’objet regretté, l’ami perdu, alors les cris succèdent à la déchirante surprise, et des sanglots, s’élevant vers un nouveau point du théâtre sanglant, répondent à d’autres sanglots!
Parfois encore la place retentit de bruits soudains. Tout à coup une lanterne tombe et se brise; le vivant s’est jeté à corps perdu sur le mort pour l’embrasser une dernière fois.
Il y a d’autres bruits encore dans ce vaste cimetière.
Quelques blessés dont les membres ont été brisés par la chute, dont la poitrine a été labourée par l’épée ou comprimée par l’oppression de la foule, râlent un cri ou poussent un gémissement en forme de prière, et aussitôt accourent ceux qui espèrent trouver leur ami, et qui s’éloignent quand ils ne l’ont pas reconnu.
Toutefois, à l’extrémité de la place, près du jardin, s’organise, avec le dévouement de la charité populaire, une ambulance. Un jeune chirurgien, on le reconnaît pour tel du moins à la profusion d’instruments dont il est entouré; un jeune chirurgien se fait apporter les hommes et les femmes blessés; il les panse, et, tout en les pansant, il leur dit de ces mots qui expriment plutôt la haine contre la cause que la pitié pour l’effet.
À ses deux aides, robustes colporteurs, qui lui font passer la sanglante revue, il crie incessamment:
– Les femmes du peuple, les hommes du peuple d’abord. Ils sont aisés à reconnaître, plus blessés presque toujours, moins richement parés, certainement!