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À ces mots, répétés après chaque pansement avec une stridente monotonie, un jeune homme au front pâle, qui, un falot à la main, cherche parmi les cadavres, a pour la seconde fois relevé la tête.

Une large blessure qui lui sillonne le front laisse échapper quelques gouttes de sang vermeil; un de ses bras est soutenu par son habit, qui l’enferme entre deux boutons; son visage, couvert de sueur, trahit une émotion incessante et profonde.

À cette recommandation du médecin entendue, comme nous l’avons dit, pour la seconde fois, il releva la tête, et, regardant tristement ces membres mutilés que l’opérateur semblait, lui, regarder presque avec délice:

– Oh! monsieur, dit-il, pourquoi choisissez-vous parmi les victimes?

– Parce que, dit le chirurgien levant la tête à cette interpellation, parce que personne ne soignera les pauvres, si je ne pense pas à eux, et que les riches seront toujours assez recherchés! Abaissez votre lanterne et interrogez le pavé; vous trouvez cent pauvres pour un riche ou un noble. Et dans cette catastrophe encore, avec un bonheur qui finira par lasser Dieu lui-même, les nobles et les riches ont payé le tribut qu’ils payent d’ordinaire: un sur mille.

Le jeune homme éleva son falot à la hauteur de son front sanglant.

– Alors je suis donc le seul, dit-il sans s’irriter, moi, gentilhomme perdu comme tant d’autres en cette foule, moi qu’un coup de pied de cheval a blessé au front, et qui me suis brisé le bras gauche en tombant dans un fossé. On court après les riches et les nobles, dites-vous? Vous voyez bien cependant que je ne suis pas encore pansé.

– Vous avez votre hôtel, vous…, votre médecin; retournez chez vous, puisque vous marchez.

– Je ne vous demande pas vos soins, monsieur; je cherche ma sœur, une belle jeune fille de seize ans, hélas! tuée sans doute, quoiqu’elle ne soit pas du peuple. Elle avait une robe blanche et un collier avec une croix au cou; bien qu’elle ait son hôtel et son médecin, répondez-moi, par pitié: avez-vous vu, monsieur, celle que je cherche?

– Monsieur, dit le jeune chirurgien avec une véhémence fiévreuse qui prouvait que les idées exprimées par lui bouillonnaient depuis longtemps dans sa poitrine; monsieur, l’humanité me guide; c’est pour elle que je me dévoue, et, quand je laisse sur son lit de mort l’aristocratie pour relever le peuple en souffrance, j’obéis à la loi véritable de cette humanité dont j’ai fait ma déesse. Tous les malheurs arrivés aujourd’hui viennent de vous; ils viennent de vos abus, de vos envahissements; supportez-en donc les conséquences. Non, monsieur, je n’ai pas vu votre sœur.

Et, sur cette foudroyante apostrophe, l’opérateur se remet à la besogne. On venait de lui apporter une pauvre femme dont un carrosse avait broyé les deux jambes.

– Voyez, ajouta-t-il en poursuivant de ce cri Philippe qui s’enfuyait, voyez, sont-ce les pauvres qui lancent dans les fêtes publiques leurs carrosses de façon à broyer les jambes des riches?

Philippe, qui appartenait à cette jeune noblesse qui nous a donné les La Fayette et les Lameth, avait plus d’une fois professé les mêmes maximes qui l’épouvantaient dans la bouche de ce jeune homme: leur application retomba sur lui comme un châtiment.

Le cœur brisé, il s’éloigna des environs de l’ambulance pour suivre sa triste exploration; au bout d’un instant, emporté par la douleur, on l’entendit crier d’une voix pleine de larmes:

– Andrée! Andrée!

Près de lui passait en ce moment, marchant d’un pas précipité, un homme déjà vieux, vêtu d’un habit de drap gris, de bas drapés, et de la main droite s’appuyant sur une canne, tandis que, de la gauche, il tenait une de ces lanternes faites d’une chandelle enfermée dans du papier huilé.

Entendant gémir ainsi Philippe, cet homme comprit ce qu’il souffrait, et murmura:

– Pauvre jeune homme!

Mais, comme il paraissait être venu pour une cause pareille à la sienne, il passa outre.

Puis tout à coup, comme s’il se fût reproché d’être passé devant une si grande douleur sans avoir essayé d’y apporter quelque consolation:

– Monsieur, lui dit-il, pardonnez-moi de mêler ma douleur à la vôtre, mais ceux qui sont frappés du même coup doivent s’appuyer l’un à l’autre pour ne pas tomber. D’ailleurs… vous pouvez m’être utile. Vous cherchez depuis longtemps, car votre bougie est près de s’éteindre, vous devez donc connaître les endroits les plus funestes de la place.

– Oh! oui, monsieur je les connais.

– Eh bien! moi aussi, je cherche quelqu’un.

– Alors, voyez d’abord au grand fossé; là, vous trouverez plus de cinquante cadavres.

– Cinquante, juste ciel! tant de victimes tuées au milieu d’une fête!

– Tant de victimes, monsieur! J’ai déjà éclairé mille visages, et je n’ai pas encore retrouvé ma sœur.

– Votre sœur?

– C’est là-bas, dans cette direction, qu’elle était. Je l’ai perdue près d’un banc. J’ai retrouvé la place où je l’avais perdue, mais d’elle, nulle trace. Je vais recommencer à la chercher à partir du bastion.

– De quel côté allait la foule, monsieur?

– Vers les bâtiments neufs, vers la rue de la Madeleine.

– Alors, ce doit être de ce côté?

– Sans doute; aussi ai-je cherché de ce côté d’abord; mais il y avait de terribles remous. Puis le flot allait par là, c’est vrai; mais une pauvre femme qui a la tête perdue ne sait où elle va, et cherche à fuir dans toutes les directions.

– Monsieur, c’est peu probable qu’elle ait lutté contre le courant; je vais chercher du côté des rues; venez avec moi, et, tous deux réunis, peut-être nous trouverons.

– Et que cherchez-vous? votre fils? demanda timidement Philippe.

– Non, monsieur, mais un enfant que j’avais presque adopté.

– Vous l’avez laissé venir seul?

– Oh! c’était un jeune homme déjà: dix-huit à dix-neuf ans. Maître de ses actions, il a voulu venir, je n’ai pas pu l’empêcher. D’ailleurs, on était si loin de deviner cette horrible catastrophe!… Votre bougie s’éteint.

– Oui, monsieur.

– Venez avec moi, je vous éclairerai.

– Merci, vous êtes bien bon, mais je vous gênerais.

– Oh! ne craignez rien, puisqu’il faut que je cherche pour moi-même. Le pauvre enfant rentrait d’ordinaire exactement, continua le vieillard en s’avançant par les rues; mais, ce soir, j’avais comme un pressentiment. Je l’attendais; il était onze heures déjà; ma femme apprit d’une voisine les malheurs de cette fête. J’ai attendu deux heures, espérant toujours qu’il rentrerait; ne le voyant pas rentrer, j’ai pensé qu’il serait lâche à moi de dormir sans nouvelles.