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– Ainsi, nous allons vers les maisons? demanda le jeune homme.

– Oui, vous l’avez dit, la foule a dû se porter de ce côté et s’y est portée certainement. C’est là sans doute qu’aura couru le malheureux enfant! Un provincial tout ignorant, non seulement des usages, mais des rues de la grande ville. Peut-être était-ce la première fois qu’il venait sur la place Louis XV.

– Hélas! ma sœur aussi est de province, monsieur.

– Affreux spectacle! dit le vieillard en se détournant d’un groupe de cadavres entassés.

– C’est pourtant là qu’il faut chercher, dit le jeune homme, approchant résolument sa lanterne de ce monceau de corps.

– Oh! je frissonne à regarder; car, homme simple que je suis, la destruction me cause une horreur que je ne puis vaincre.

– J’avais cette même horreur; mais, ce soir, j’ai fait mon apprentissage. Tenez, voici un jeune homme de seize à dix-huit ans; il a été étouffé, car je ne lui vois pas de blessure. Est-ce celui que vous cherchez?

Le vieillard fit un effort et approcha sa lanterne.

– Non, monsieur, dit-il, vraiment, non; le mien est plus jeune; des cheveux noirs, un visage pâle.

– Hélas! ils sont tous pâles, ce soir, répliqua Philippe.

– Oh! voyez, dit le vieillard; nous voilà au pied du Garde-meubles. Voyez ces vestiges de la lutte. Ce sang sur les murailles, ces lambeaux sur les barres de fer, ces morceaux d’habit flottant aux lances des grilles, et puis, en vérité, on ne sait plus où marcher.

– C’était par ici, c’était par ici, bien certainement, murmura Philippe.

– Que de souffrances!

– Ah! mon Dieu!

– Quoi?

– Un lambeau blanc sous ces cadavres. Ma sœur avait une robe blanche. Prêtez-moi votre falot, monsieur, je vous en supplie!

En effet, Philippe avait aperçu et saisi un lambeau d’étoffe blanche. Il le quitta, n’ayant qu’une main pour prendre le falot.

– C’est un morceau de robe de femme que tient la main d’un jeune homme, s’écria-t-il, d’une robe blanche pareille à celle d’Andrée… Oh! Andrée! Andrée!

Et le jeune homme poussa un sanglot déchirant.

Le vieillard s’approcha à son tour.

– C’est lui! s’écria-t-il en ouvrant les bras.

Cette exclamation attira l’attention du jeune homme.

– Gilbert!… s’écria à son tour Philippe.

– Vous connaissez Gilbert, monsieur?

– C’est Gilbert que vous cherchez?

Ces deux exclamations se croisèrent simultanément.

Le vieillard saisit la main de Gilbert: elle était glacée.

Philippe ouvrit le gilet du jeune homme, écarta la chemise, et posa la main sur son cœur.

– Pauvre Gilbert! dit-il.

– Mon cher enfant! soupira le vieillard.

– Il respire! il vit!… il vit, vous dis-je! s’écria Philippe.

– Oh! croyez-vous?

– J’en suis sûr, son cœur bat.

– C’est vrai! répondit le vieillard. Au secours! au secours! il y a là-bas un chirurgien.

– Oh! secourons-le nous-mêmes, monsieur; tout à l’heure je lui ai demandé du secours et il m’a refusé.

– Il faudra bien qu’il soigne mon enfant! s’écria le vieillard exaspéré. Il le faudra. Aidez-moi, monsieur, aidez-moi à lui conduire Gilbert.

– Je n’ai qu’un bras, dit Philippe, il est à vous, monsieur.

– Et moi, tout vieux que je suis, je serai fort. Allons!

Le vieillard saisit Gilbert par les épaules; le jeune homme passa les deux pieds sous son bras droit, et ils cheminèrent jusqu’au groupe que continuait de présider l’opérateur.

– Du secours! du secours! cria le vieillard.

– Les gens du peuple d’abord! répondit le chirurgien fidèle à sa maxime, et sûr qu’il était, chaque fois qu’il répondait ainsi, d’exciter un murmure d’admiration dans le groupe qui l’entourait.

– C’est un homme du peuple que j’apporte, dit le vieillard avec feu, mais commençant à ressentir un peu de cette admiration générale que cet absolutisme du jeune chirurgien soulevait autour de lui.

– Alors, après les femmes, dit le chirurgien; les hommes ont plus de force que les femmes pour supporter la douleur.

– Une simple saignée, monsieur, dit le vieillard, une saignée suffira.

– Ah! c’est encore vous, monsieur le gentilhomme! dit le chirurgien apercevant Philippe avant d’apercevoir le vieillard.

Philippe ne répondit rien. Le vieillard crut que ces paroles s’adressaient à lui.

– Je ne suis pas gentilhomme, dit-il, je suis homme du peuple; je m’appelle Jean-Jacques Rousseau.

Le médecin poussa un cri de surprise, et, faisant un signe impératif:

– Place, dit-il, place à l’homme de la nature! Place à l’émancipateur de l’humanité! Place au citoyen de Genève!

– Merci, monsieur, dit Rousseau, merci.

– Vous serait-il arrivé quelque accident, monsieur? demanda le jeune médecin.

– Non, mais à ce pauvre enfant, voyez!

– Ah! vous aussi, s’écria le médecin, vous aussi, comme moi, vous représentez la cause de l’humanité.

Rousseau, ému de ce triomphe inattendu, ne sut que balbutier quelques mots presque inintelligibles.

Philippe, saisi de stupéfaction de se trouver en face du philosophe qu’il admirait, se tint à l’écart.

On aida Rousseau à déposer Gilbert, toujours évanoui, sur la table.

Ce fut en ce moment que Rousseau jeta un regard sur celui dont il invoquait le secours. C’était un jeune homme de l’âge de Gilbert à peu près, mais chez lequel aucun trait ne rappelait la jeunesse. Son teint jaune était flétri comme celui d’un vieillard, sa paupière flasque recouvrait un œil de serpent, et sa bouche était tordue comme l’est dans ses accès la bouche d’un épileptique.

Les manches retroussées jusqu’au coude, les bras couverts de sang, entouré de tronçons humains, il semblait bien plutôt un bourreau à l’œuvre et enthousiaste de son métier, qu’un médecin accomplissant sa triste et sainte mission.

Cependant le nom de Rousseau avait eu cette influence sur lui qu’il sembla un instant renoncer à sa brutalité ordinaire: il ouvrit doucement la manche de Gilbert, comprima le bras avec une bande de linge, et piqua la veine.