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Le sang coula goutte à goutte d’abord; mais, après quelques secondes, ce sang pur et généreux de la jeunesse commença de jaillir.

– Allons, allons, on le sauvera, dit l’opérateur; mais il faudra de grands soins, la poitrine a été rudement froissée.

– Il me reste à vous remercier, monsieur, dit Rousseau, et à vous louer, non pas de l’exclusion que vous faites en faveur des pauvres, mais de votre dévouement aux pauvres. Tous les hommes sont frères.

– Même les nobles, même les aristocrates, même les riches? demanda le chirurgien avec un regard qui fit briller son œil aigu sous sa lourde paupière.

– Même les nobles, même les aristocrates, même les riches, quand ils souffrent, dit Rousseau.

– Pardonnez, monsieur, dit l’opérateur; mais je suis né à Baudry, près de Neuchâtel; je suis Suisse comme vous, et, par conséquent, un peu démocrate.

– Un compatriote! s’écria Rousseau; un Suisse! Votre nom, s’il vous plaît, monsieur, votre nom?

– Un nom obscur, monsieur, le nom d’un homme modeste qui voue sa vie à l’étude, en attendant qu’il puisse, comme vous, la vouer au bonheur de l’humanité: je me nomme Jean-Paul Marat.

– Merci, monsieur Marat, dit Rousseau; mais, tout en éclairant ce peuple sur ses droits, ne l’excitez pas à la vengeance; car, s’il se venge jamais, vous serez peut-être effrayé vous-même des représailles.

Marat sourit d’un sourire affreux.

– Ah! si ce jour vient de mon vivant, dit-il, si j’ai le bonheur de voir ce jour…

Rousseau entendit ces paroles, et, effrayé de l’accent avec lequel elles avaient été dites, comme un voyageur est effrayé des premiers grondements d’un tonnerre lointain, il prit Gilbert dans ses bras et essaya de l’emporter.

– Deux hommes de bonne volonté pour aider M. Rousseau, deux hommes du peuple, dit le chirurgien.

– Nous! nous! crièrent dix voix.

Rousseau n’eut qu’à choisir; il désigna deux vigoureux commissionnaires qui prirent l’enfant entre leurs bras.

En se retirant, il passa près de Philippe.

– Tenez, monsieur, dit-il, moi, je n’ai plus besoin de ma lanterne: prenez-la.

– Merci, monsieur, merci, dit Philippe.

Il saisit la lanterne, et, tandis que Rousseau reprenait le chemin de la rue Plâtrière, il se remit à sa recherche.

– Pauvre jeune homme! murmura Rousseau en se retournant et en le voyant disparaître dans les rues encombrées.

Et il continuait son chemin en frissonnant, car on entendait toujours vibrer au-dessus de ce champ de deuil la voix stridente du chirurgien qui criait:

– Les gens du peuple! rien que les gens du peuple! Malheur aux nobles, aux riches et aux aristocrates!

Chapitre LXIX Le retour

Pendant que ces mille catastrophes se succédaient les unes aux autres, M. de Taverney échappait comme par miracle à tous les dangers.

Incapable de déployer une résistance physique quelconque à cette force dévorante qui brisait tout ce qu’elle rencontrait, mais calme et habile, il avait su se maintenir au centre d’un groupe qui roulait vers la rue de la Madeleine.

Ce groupe, froissé aux parapets de la place, broyé aux angles du Garde-meubles, laissait sur ses flancs une longue traînée de blessés et de morts, mais avait réussi, tout décimé qu’il était, à pousser son centre hors du péril.

Aussitôt la grappe d’hommes et de femmes s’était éparpillée sur le boulevard, en plein air, en jetant des cris de joie.

M. de Taverney se trouva alors, comme tous ceux qui l’entouraient, tout à fait hors de danger.

Ce que nous allons dire serait chose difficile à croire, si nous n’avions pas dessiné depuis longtemps et d’une façon si franche le caractère du baron; pendant tout cet effroyable voyage, Dieu lui pardonne, mais M. de Taverney n’avait absolument songé qu’à lui.

Outre qu’il n’était pas d’une complexion fort tendre, le baron était homme d’action, et, dans les grandes crises de la vie, ces sortes de tempéraments mettent toujours en pratique cet adage de César: Age quod agis. [4]

Ne disons donc point que M. de Taverney avait été égoïste; admettons seulement qu’il avait été distrait.

Mais, une fois sur le pavé des boulevards, une fois à l’aise dans ses mouvements, une fois échappé de la mort pour rentrer dans la vie, une fois sûr de lui-même enfin, le baron poussa un grand cri de satisfaction, qui fut suivi d’un autre cri.

Ce dernier cri, plus faible que le premier, était cependant un cri de douleur.

– Ma fille! dit-il; ma fille!

Et il demeura immobile, laissant retomber ses mains contre son corps, les yeux fixes et atones, cherchant dans ses souvenirs tous les détails de cette séparation.

– Pauvre cher homme! murmurèrent quelques femmes compatissantes.

Et il se fit un cercle autour du baron, cercle prêt à plaindre, mais surtout prêt à interroger.

M. de Taverney n’avait pas les instincts populaires. Il se trouva mal à l’aise au milieu de ce cercle de gens compatissants; il fit un effort pour le rompre, le rompit, et, disons-le à sa louange, fit quelques pas vers la place.

Mais ces quelques pas étaient le mouvement irréfléchi de l’amour paternel, lequel n’est jamais complètement éteint dans le cœur de l’homme. Le raisonnement vint à l’instant même à l’aide du baron et l’arrêta court.

Suivons, si on le veut, la marche de sa dialectique.

D’abord, l’impossibilité de remettre le pied sur la place Louis XV. Il y avait là-bas encombrement, massacre, et, les flots arrivant de la place, il eût été aussi absurde de chercher à les fendre qu’il serait insensé au nageur de chercher à remonter la chute du Rhin à Schaffhouse.

En outre, quand même un bras divin l’eût replacé dans la foule, comment retrouver une femme parmi ces cent mille femmes? Comment ne pas s’exposer de nouveau et pour rien à une mort miraculeusement évitée?

Puis venait l’espérance, cette lueur qui dore toujours les franges de la plus sombre nuit.

Andrée n’était-elle pas près de Philippe, suspendue à son bras, sous la protection de l’homme et du frère?

Que lui, le baron, un vieillard faible et chancelant, ait été entraîné, rien de plus simple; mais Philippe, cette nature ardente, vigoureuse, vivace; Philippe, ce bras d’acier; Philippe responsable de sa sœur, c’était impossible: Philippe avait lutté et devait avoir vaincu.

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[4]«Fais ce que tu fais.»