Et il acheva en remettant avec les égards les plus respectueux la jeune fille dans les bras de son père et de Nicole.
Le baron sentit pour la première fois une larme au bord de sa paupière, et, tout étonné qu’il dut être intérieurement de cette sensibilité, il laissa franchement couler cette larme sur sa joue ridée. Philippe présenta la seule main qu’il eût libre à Balsamo.
– Monsieur, lui dit-il, vous savez mon adresse, vous savez mon nom. Mettez-moi, je vous prie, en demeure de reconnaître le service que vous venez de nous rendre.
– J’ai accompli un devoir, monsieur, répliqua Balsamo; ne vous devais-je pas l’hospitalité?
Et, saluant aussitôt, il fit quelques pas pour s’éloigner, sans vouloir répondre à l’offre que lui faisait le baron d’entrer chez lui.
Mais, se retournant:
– Pardon, dit-il, j’oubliais de vous donner l’adresse précise de madame la marquise de Savigny; elle a son hôtel rue Saint-Honoré, proche les Feuillants. Je vous dis cela au cas où mademoiselle de Taverney croirait devoir lui rendre une visite.
Il y avait dans ces explications, dans cette précision de détails, dans cette accumulation de preuves, une délicatesse qui toucha profondément Philippe et même le baron.
– Monsieur, dit le baron, ma fille vous doit la vie.
– Je le sais, monsieur, et j’en suis fier et heureux, répondit Balsamo.
Et cette fois, suivi de Comtois, qui refusa la bourse de Philippe, Balsamo remonta en fiacre et disparut.
Presque au même moment, et comme si le départ de Balsamo eût fait cesser l’évanouissement de la jeune fille, Andrée ouvrit les yeux.
Cependant elle resta encore quelques instants muette, étourdie, les regards effarés.
– Mon Dieu! mon Dieu! murmura Philippe. Dieu ne nous l’aurait-il rendue qu’à moitié, serait-elle devenue folle?
Andrée sembla comprendre ces paroles et secoua la tête. Cependant, elle continuait de rester muette et comme sous l’empire d’une espèce d’extase.
Elle se tenait debout, et un de ses bras était étendu dans la direction de la rue par laquelle avait disparu Balsamo.
– Allons, allons dit le baron, il est temps que tout cela finisse. Aide ta sœur à rentrer, Philippe.
Le jeune homme soutint Andrée de son bras valide. La jeune fille s’appuya de l’autre côté sur Nicole, et, marchant, mais à la manière d’une personne endormie, elle rentra dans l’hôtel et gagna son pavillon.
Là seulement, la parole lui revint.
– Philippe!… Mon père! dit-elle.
– Elle nous reconnaît, elle nous reconnaît! s’écria Philippe.
– Sans doute, je vous reconnais; mais que s’est-il donc passé, mon Dieu?
Et Andrée referma ses yeux, cette fois-ci non point pour l’évanouissement, mais pour un sommeil calme et paisible.
Nicole, restée seule avec Andrée, la déshabilla et la mit au lit.
En rentrant chez lui, Philippe trouva un médecin que le prévoyant La Brie avait couru chercher du moment où l’inquiétude avait cessé pour Andrée.
Le docteur examina le bras de Philippe. Il n’était point cassé, mais luxé seulement. Une pression habilement combinée fit rentrer l’épaule dans l’articulation d’où elle était sortie.
Après quoi, Philippe, encore inquiet pour sa sœur, conduisit le médecin près du lit d’Andrée.
Le docteur prit le pouls de la jeune fille, écouta sa respiration et sourit.
– Le sommeil de votre sœur est calme et pur comme celui d’un enfant, dit il. Laissez-la dormir, chevalier, il n’y a rien autre chose à faire.
Quant au baron, suffisamment rassuré sur son fils et sur sa fille, il dormait depuis longtemps.
Chapitre LXX M. de Jussieu
Si nous nous transportons encore une fois dans cette maison de la rue Plâtrière, où M. de Sartine envoya son agent, nous y trouverons, le matin du 31 mai, Gilbert étendu sur un matelas dans la chambre même de Thérèse, et autour de lui Thérèse et Rousseau avec plusieurs de leurs voisins contemplant cet échantillon lugubre du grand événement dont tout Paris frissonnait encore.
Gilbert, pâle, sanglant, avait ouvert les yeux, et, sitôt que la connaissance lui était venue, il avait cherché, en se soulevant, à voir autour de lui, comme s’il était encore sur la place Louis XV.
Une profonde inquiétude d’abord, puis une grande joie s’étaient peintes sur ses traits; puis était venu un autre nuage de tristesse qui avait de nouveau effacé la joie.
– Souffrez-vous, mon ami? demanda Rousseau en lui prenant la main avec sollicitude.
– Oh! qui donc m’a sauvé? demanda Gilbert; qui donc a pensé à moi, pauvre isolé dans le monde?
– Ce qui vous a sauvé, mon enfant, c’est que vous n’étiez pas encore mort; celui qui a pensé à vous, c’est Celui qui pense à tous.
– C’est égal, c’est bien imprudent, grommela Thérèse, d’aller se mêler à de pareilles foules!
– Oui, oui, c’est bien imprudent! répétèrent en chœur les voisins.
– Eh! mesdames, interrompit Rousseau, il n’y a pas d’imprudence là où il n’y a pas de danger patent, et il n’y a pas de danger patent à aller voir un feu d’artifice. Quand le danger arrive en ce cas, on n’est pas imprudent, on est malheureux: mais, nous qui parlons, nous en eussions fait autant.
Gilbert regarda autour de lui, et, se voyant dans la chambre de Rousseau, il voulut parler.
Mais l’effort qu’il tenta fit monter le sang à sa bouche et à ses narines. Il perdit connaissance.
Rousseau avait été prévenu par le médecin de la place Louis XV, il ne s’effraya donc point; il attendait ce dénouement, et c’est pour cela qu’il avait placé son malade sur un matelas isolé et sans draps.
– Maintenant, dit-il à Thérèse, vous allez pouvoir coucher ce pauvre enfant.
– Où cela?
– Mais ici, dans mon lit.
Gilbert avait entendu; l’extrême faiblesse l’empêchait seule de répondre tout de suite, mais il fit un violent effort, et, rouvrant les yeux:
– Non, dit-il avec effort, non; là-haut!
– Vous voulez retourner dans votre chambre?
– Oui, oui, s’il vous plaît.
Et il acheva plutôt avec les yeux qu’avec la langue, ce vœu dicté par un souvenir plus puissant que la souffrance, et qui semblait, dans son esprit, survivre même à la raison.