C’était, en effet, un billet, ni plus ni moins qu’un billet que Nicole venait de trouver roulé autour de la pierre.
La rusée l’eut bien vite déplié, dévoré, mis dans sa poche, et alors elle n’eut plus besoin de regarder rien à ses dentelles, les dentelles étaient sèches.
Gilbert, cependant, secouait la tête en se disant, avec cet égoïsme des hommes qui déprécient les femmes, que Nicole était bien réellement une nature vicieuse, et que lui, Gilbert, avait fait acte de morale et de saine politique en rompant si brusquement et si courageusement avec une fille qui recevait des billets par-dessus les murs.
Et, en raisonnant ainsi, lui, Gilbert, qui venait de faire un si beau raisonnement sur les causes et les effets, il condamnait un effet dont peut être il était la cause.
Nicole rentra, puis ressortit, et, cette fois, elle avait la main dans sa poche.
Elle en tira une clef; Gilbert la vit un instant briller entre ses doigts comme un éclair; puis aussitôt, cette clef, la jeune fille la glissa sous la petite porte du jardin, porte de jardinier située à l’autre extrémité du mur de la rue, parallèlement à la grande porte usitée.
– Bon! dit Gilbert, je comprends: un billet et un rendez-vous. Nicole ne perd pas son temps. Nicole a donc un nouvel amant?
Et Gilbert fronça le sourcil avec le désappointement d’un homme qui a cru que sa perte devait causer un vide irréparable dans le cœur de la femme qu’il abandonnait, et qui, à son grand étonnement, voit ce vide parfaitement rempli.
– Voilà qui pourrait bien contrarier mes projets, continua Gilbert en cherchant une cause factice à sa mauvaise humeur. N’importe, reprit Gilbert après un autre moment de silence, je ne suis point fâché de connaître l’heureux mortel qui me succède dans les bonnes grâces de mademoiselle Nicole.
Mais Gilbert, à certains endroits, était un esprit parfaitement juste; il calcula aussitôt que la découverte qu’il venait de faire, et que l’on ignorait qu’il eût faite, lui donnait sur Nicole un avantage dont il pourrait profiter à l’occasion, puisqu’il savait le secret de Nicole avec des détails que celle-ci ne pouvait nier, tandis qu’elle soupçonnait à peine le sien, et qu’aucun détail ne venait donner un corps à ses soupçons.
Gilbert se promit donc de profiter de son avantage à l’occasion.
Pendant toutes ces allées et venues, cette nuit si impatiemment attendue arriva enfin.
Gilbert ne craignait plus qu’une chose, c’était la rentrée imprévue de Rousseau, Rousseau le surprenant sur le toit ou dans l’escalier, ou même encore Rousseau trouvant la chambre vide. Dans ce dernier cas, la colère du Genevois devait être terrible; Gilbert crut en détourner les coups à l’aide d’un billet qu’il laissa sur sa petite table, à l’adresse du philosophe.
Ce billet était conçu en ces termes:
«Mon cher et illustre protecteur,
«Ne concevez pas de moi une mauvaise opinion, si, malgré vos recommandations, et même vos ordres, je me suis permis de sortir. Je ne puis tarder à rentrer, à moins qu’il ne m’arrive quelque accident pareil à celui qui m’est arrivé déjà; mais, au risque d’un accident pareil et même pire, il faut que je quitte ma chambre pour deux heures.»
– J’ignore ce que je dirai au retour, pensait Gilbert, mais au moins M. Rousseau ne sera pas inquiété, ni mis en colère.
La soirée fut sombre. Il régnait une chaleur étouffante, comme c’est l’habitude pendant les premières chaleurs du printemps; aussi le ciel fut-il nuageux, et à huit heures et demie l’œil le plus exercé n’eût rien distingué au fond du gouffre noir qu’interrogeaient les regards de Gilbert.
Ce fut alors seulement que le jeune homme s’aperçut qu’il respirait difficilement, que des sueurs subites envahissaient son front et sa poitrine, signes certains de faiblesse et d’atonie. La prudence lui conseillait de ne pas s’aventurer en cet état dans une expédition où toute la force, toute la sûreté des organes étaient nécessaires non seulement pour le succès de l’entreprise, mais même pour la sûreté de l’individu; mais Gilbert n’écouta rien de ce que lui conseillait l’instinct physique.
La volonté morale avait parlé plus haut; ce fut elle, comme toujours, que le jeune homme suivit.
Le moment était venu; Gilbert roula son petit cordeau en douze cercles autour de son cou, commença, le cœur palpitant, à escalader sa lucarne, et, s’empoignant fortement au chambranle de cette même lucarne, il fit son premier pas dans la gouttière, vers la lucarne de droite, qui, comme nous l’avons dit, était celle de l’escalier et se trouvait séparée de l’autre par un intervalle d’environ deux toises.
Ainsi les pieds dans un conduit de plomb de huit pouces de large au plus, lequel conduit, bien que soutenu de distance en distance par des crampons de fer, cédait sous ses pas, à cause de la mollesse du plomb; les mains appuyées sur les tuiles, auxquelles il ne fallait demander qu’un point d’appui pour l’équilibre, mais nullement un soutien en cas de chute, car les doigts n’avaient pas de prise: voilà quelle fut la position de Gilbert durant le trajet aérien, qui dura deux minutes, c’est-à-dire deux éternités.
Mais Gilbert ne voulait pas avoir peur, et telle était la puissance de volonté de ce jeune homme qu’il n’eut pas peur. Il se souvenait d’avoir entendu dire à un équilibriste que, pour marcher heureusement sur les chemins étroits, il ne fallait pas regarder à ses pieds, mais à dix pas devant soi, et ne jamais songer à l’abîme qu’à la manière de l’aigle, c’est-à-dire avec la conviction qu’on est fait pour planer au-dessus.
Gilbert, au reste, avait déjà mis en pratique ces préceptes dans plusieurs visites rendues à Nicole, à cette même Nicole, si hardie maintenant, qu’elle se servait de clefs et de portes au lieu de toits et de cheminées.
Il avait ainsi passé sur les écluses des moulins de Taverney et sur les poutres des toits dénudés d’un vieux hangar.
Il arriva donc au but sans un seul frémissement, et, une fois arrivé au but, se glissa tout fier dans son escalier.
Mais, arrivé sur le palier, il s’arrêta court. Des voix retentissaient aux étages inférieurs: c’étaient celles de Thérèse et de certaines voisines qui s’entretenaient du génie de M. Rousseau, du mérite de ses livres et de l’harmonie de sa musique.
Ces voisines avaient lu la Nouvelle Héloïse et trouvaient ce livre graveleux, elles l’avouaient franchement. En réponse à cette critique, madame Thérèse leur faisait observer qu’elles ne comprenaient pas la portée philosophique de ce beau livre.
Ce à quoi les voisines n’avaient rien à répondre, si ce n’est de confesser leur incompétence en pareille matière.