Le bonheur voulut qu’il ne rencontrât personne dans son ascension; les voisines étaient déjà couchées et Thérèse était encore à table.
Gilbert était trop exalté par la victoire qu’il venait de remporter sur Nicole pour avoir peur de trébucher sur la gouttière. Au contraire, il se sentait la puissance de marcher comme la Fortune sur un rasoir affilé, ce rasoir eût-il une lieue de long.
Andrée était au bout du chemin.
Il regagna donc sa lucarne, ferma la fenêtre et déchira le billet, auquel personne n’avait touché.
Puis il s’étendit délicieusement sur son lit.
Une demi-heure après, Thérèse tint parole, et vint à travers la porte lui demander comment il se portait.
Gilbert répondit par un remerciement, entremêlé des bâillements d’un homme qui se meurt de sommeil. Il avait hâte de se retrouver seul, bien seul, dans l’obscurité et le silence, pour se rassasier de ses pensées, pour analyser avec le cœur, avec l’esprit, avec tout son être les pensées ineffables de cette dévorante journée.
Bientôt, en effet, tout disparut à ses yeux, le baron, Philippe, Nicole, Beausire, et il ne vit plus, sur le fond de son souvenir, qu’Andrée à demi nue, les bras arrondis au-dessus de sa tête, et détachant les épingles de ses cheveux.
Chapitre LXXV Les herboriseurs
Les événements que nous venons de raconter s’étaient passés le vendredi soir; c’était donc le surlendemain que devait avoir lieu dans le bois de Luciennes cette promenade dont Rousseau se faisait une si grande fête.
Gilbert, indifférent à tout depuis qu’il avait appris le prochain départ d’Andrée pour Trianon, Gilbert avait passé la journée tout entière appuyé au rebord de sa lucarne. Pendant cette journée, la fenêtre d’Andrée était restée ouverte, et une fois ou deux la jeune fille s’en était approchée faible et pâlie pour prendre l’air, et il avait semblé à Gilbert, en la voyant, qu’il n’eût pas demandé au ciel autre chose que de savoir Andrée destinée à habiter éternellement ce pavillon, d’avoir pour toute sa vie une place à cette mansarde, et deux fois par jour d’entrevoir la jeune fille comme il l’avait entrevue.
Ce dimanche tant appelé arriva enfin. Dès la veille, Rousseau avait fait ses préparatifs; ses souliers soigneusement cirés, l’habit gris, chaud et léger tout ensemble, avaient été tirés de l’armoire au grand désespoir de Thérèse, qui prétendait qu’une blouse ou un sarrau de toile étaient bien suffisants pour un pareil métier; mais Rousseau, sans rien répondre, avait fait à sa guise; non seulement son costume, mais encore celui de Gilbert avait été revu avec le plus grand soin, et il s’était même augmenté de bas irréprochables et de souliers neufs, dont Rousseau lui avait fait une surprise.
La toilette de l’herbier aussi était fraîche; Rousseau n’avait pas oublié sa collection de mousses destinée à jouer un rôle.
Rousseau, impatient comme un enfant, se mit plus de vingt fois à la fenêtre pour savoir si telle ou telle voiture qui roulait n’était pas le carrosse de M. de Jussieu. Enfin, il aperçut une caisse bien vernie, des chevaux richement harnachés, un vaste cocher poudré stationnant devant sa porte. Il courut aussitôt dire à Thérèse:
– Le voici! le voici!
Et à Gilbert:
– Vite, Gilbert, vite! Le carrosse nous attend.
– Eh bien! dit aigrement Thérèse, puisque vous aimez tant à rouler en voiture, pourquoi n’avez-vous travaillé pour en avoir une, comme M. de Voltaire?
– Allons donc! grommela Rousseau.
– Dame! vous dites toujours que vous avez autant de talent que lui.
– Je ne dis pas cela, entendez-vous! cria Rousseau fâché à la ménagère; je dis… je ne dis rien!
Et toute sa joie s’envola, comme cela arrivait chaque fois que ce nom ennemi retentissait à son oreille.
Heureusement, M. de Jussieu entra.
Il était pommadé, poudré, frais comme le printemps; un admirable habit de gros satin des Indes à côtes, couleur gris de lin, une veste de taffetas lilas clair, des bas de soie blancs d’une finesse extrême et des boucles d’or poli composaient son accoutrement.
En entrant chez Rousseau, il emplit la chambre d’un parfum varié que Thérèse respira sans dissimuler son admiration.
– Que vous voilà beau! dit Rousseau en regardant obligeamment Thérèse et en comparant des yeux sa modeste toilette et son équipage volumineux de botaniste avec la toilette si élégante de M. de Jussieu.
– Mais non, j’ai peur de la chaleur, dit l’élégant botaniste.
– Et l’humidité des bois! Vos bas de soie, si nous herborisons dans les marais…
– Oh! que non; nous choisirons nos endroits.
– Et les mousses aquatiques, nous les abandonnerons donc pour aujourd’hui?
– Ne nous inquiétons pas de cela, cher confrère.
– On dirait que vous allez au bal, et chez des dames.
– Pourquoi ne pas faire honneur d’un bas de soie à dame Nature? répliqua M. de Jussieu un peu embarrassé; n’est-ce pas une maîtresse qui vaut la peine qu’on se mette en frais pour elle?
Rousseau n’insista pas; du moment que M. de Jussieu invoquait la nature, il était d’avis lui-même qu’on ne pouvait jamais lui faire trop d’honneur.
Quant à Gilbert, malgré son stoïcisme, il regardait M. de Jussieu avec un œil d’envie. Depuis qu’il avait vu tant de jeunes élégants rehausser encore avec la toilette les avantages naturels dont ils étaient doués, il avait compris la frivole utilité de l’élégance, et il se disait tout bas que ce satin, cette batiste, ces dentelles, donneraient bien du charme à sa jeunesse, et que, sans aucun doute, au lieu d’être vêtu comme il l’était, s’il était vêtu comme M. de Jussieu et qu’il rencontrât Andrée, Andrée le regarderait.
On partit au grand trot de deux bons chevaux danois. Une heure après le départ, les botanistes descendaient à Bougival et coupaient vers la gauche par le chemin des Châtaigniers.
Cette promenade, merveilleusement belle aujourd’hui, était à cette époque d’une beauté au moins égale, car la partie du coteau que s’apprêtaient à parcourir nos explorateurs, boisée déjà sous Louis XIV, avait été l’objet de soins constants depuis le goût du souverain pour Marly.
Les châtaigniers aux rugueuses écorces, aux branches gigantesques, aux formes fantastiques, qui tantôt imitent dans leurs noueuses circonvolutions le serpent s’enroulant autour du tronc, tantôt le taureau renversé sur l’étal du boucher et vomissant un sang noir, le pommier chargé de mousse, et les noyers, colosses dont le feuillage passe, en juin, du vert jaune au vert bleu; cette solitude, cette aspérité pittoresque du terrain qui monte sous l’ombre des vieux arbres jusqu’à dessiner une vive arête sur le bleu mat du ciel; toute cette nature puissante, gracieuse et mélancolique plongeait Rousseau dans un ravissement inexprimable.