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Quant à Gilbert, calme mais sombre, toute sa vie était dans cette seule pensée:

– Andrée quitte le pavillon du jardin et va à Trianon.

Sur le point culminant de ce coteau que gravissaient à pied les trois botanistes, on voyait s’élever le pavillon carré de Luciennes.

La vue de ce pavillon, d’où il avait fui, changea le cours des idées de Gilbert pour le ramener à des souvenirs peu agréables, mais dans lesquels n’entrait aucune crainte. En effet, il marchait le dernier, voyait devant lui deux protecteurs, et se sentait bien appuyé; il regarda donc Luciennes comme un naufragé voit, du port, le banc de sable sur lequel se brisa son navire.

Rousseau, sa petite bêche à la main, commençait à regarder sur le sol; M. de Jussieu aussi; seulement, le premier cherchait des plantes, le second tâchait de garantir ses bas de l’humidité.

– L’admirable lepopodium! dit Rousseau.

– Charmant, répliqua M. de Jussieu; mais passons, voulez-vous?

– Ah! la lyrimachia fenella! Elle est bonne à prendre, voyez.

– Prenez-la si cela vous fait plaisir.

– Ah çà! mais nous n’herborisons donc pas?

– Si fait, si fait… Mais je crois que, sur le plateau là-bas, nous trouverons mieux.

– Comme il vous plaira… Allons donc.

– Quelle heure est-il? demanda M. de Jussieu. Dans ma précipitation à m’habiller, j’ai oublié ma montre.

Rousseau tira de son gousset une grosse montre d’argent.

– Neuf heures, dit-il.

– Si nous nous reposions un peu? voulez-vous? demanda M. de Jussieu.

– Oh! que vous marchez mal, dit Rousseau. Voilà ce que c’est que d’herboriser en souliers fins et en bas de soie.

– J’ai peut-être faim, voyez-vous.

– Eh bien, alors, déjeunons… Le village est à un quart de lieue.

– Non pas, s’il vous plaît.

– Comment, non pas? Avez-vous donc à déjeuner dans votre voiture?

– Voyez-vous là-bas, dans ce bouquet de bois? fit M. de Jussieu en étendant la main vers le point de l’horizon qu’il voulait désigner.

Rousseau se hissa sur la pointe du pied, et mit sa main sur ses yeux en guise de visière.

– Je ne vois rien, dit-il.

– Comment, vous n’apercevez pas ce petit toit rustique?

– Non.

– Avec une girouette et des murs de paille blanche et rouge, une sorte de chalet?

– Oui, je crois, oui, une petite maisonnette neuve.

– Un kiosque, c’est cela.

– Eh bien?

– Eh bien, nous trouverons là le modeste déjeuner que je vous ai promis.

– Soit, dit Rousseau. Avez-vous faim, Gilbert?

Gilbert, qui était resté indifférent à ce débat, et coupait machinalement des fleurs de bruyère, répondit:

– Comme il vous sera agréable, monsieur.

– Allons-y donc, s’il vous plaît, fit M. de Jussieu; d’ailleurs, rien ne nous empêche d’herboriser en route.

– Oh! votre neveu, dit Rousseau, est plus ardent naturaliste que vous. J’ai herborisé avec lui dans le bois de Montmorency. Nous étions peu de monde. Il trouve bien, il cueille bien, il explique bien.

– Écoutez donc, il est jeune, lui: il a son nom à faire.

– N’a-t-il pas le vôtre, qui est tout fait? Ah! confrère, confrère, vous herborisez en amateur.

– Allons, ne nous fâchons pas, mon philosophe; tenez, voyez le beau plantago nonanthos; en avez-vous comme cela dans votre Montmorency?

– Ma foi, non, dit Rousseau charmé; je l’ai cherché en vain, sur la foi de Tournefort: magnifique en vérité.

– Ah! le charmant pavillon, dit Gilbert, qui était passé de l’arrière-garde à l’avant-garde.

– Gilbert a faim, répondit M. de Jussieu.

– Oh! monsieur, je vous demande pardon; j’attendrai sans impatience que vous soyez prêt.

– D’autant plus qu’herboriser après manger ne vaut rien pour la digestion, et puis l’œil est lourd, le dos paresseux; herborisons donc encore quelques instants, dit Rousseau; mais comment nommez-vous ce pavillon?

– La Souricière, dit M. de Jussieu se souvenant du nom inventé par M. de Sartine.

– Quel singulier nom!

– Oh! vous savez, à la campagne, il n’y a que fantaisies.

– À qui sont cette terre, ce bois, ces beaux ombrages?

– Je ne sais trop.

– Vous connaissez le propriétaire, cependant, puisque vous allez y manger, dit Rousseau en dressant l’oreille avec un commencement de soupçon.

– Pas du tout… ou plutôt je connais ici tout le monde, les gardes-chasse, qui m’ont vu cent fois dans leurs taillis, et qui savent que me saluer, m’offrir un civet de lièvre ou un salmis de bécasses, c’est plaire à leur maître; les gens de toutes les seigneuries voisines me laissent faire ici comme chez moi. Je ne sais trop si ce pavillon est à madame de Mirepoix, ou à madame d’Egmont, ou… ma foi, je ne sais plus… Mais le principal, mon cher philosophe, et votre avis sera le mien, je le présume, c’est que nous y trouverons du pain, des fruits et du pâté.

Le ton de bonhomie avec lequel M. de Jussieu prononça ces paroles dissipa les nuages qui déjà s’entassaient sur le front de Rousseau. Le philosophe secoua ses pieds, se frotta les mains, et M. de Jussieu entra le premier dans le sentier moussu qui serpentait sous les châtaigniers conduisant au petit ermitage.

Derrière lui vint Rousseau, toujours glanant dans l’herbe.

Gilbert, qui avait repris son poste, fermait la marche, rêvant à Andrée et aux moyens de la voir quand elle serait à Trianon.

Chapitre LXXVI La souricière à philosophes

Au sommet de la colline gravie assez péniblement par les trois botanistes s’élevait un de ces petits réduits en bois rustique, aux colonnes noueuses, aux pignons aigus, aux fenêtres tapissées de lierre et de clématites, véritables importations de l’architecture anglaise, ou plutôt des jardiniers anglais, lesquels imitent la nature, ou, pour mieux dire, inventent une nature à eux, ce qui donne une certaine originalité à leurs créations mobilières et à leurs inventions végétales.