– Que voyez-vous?
– Le courrier salue.
– Qui salue-t-il?
– Attendez… Il salue un homme assis à un bureau et qui tourne le dos à la porte.
– Comment est habillé cet homme?
– Oh! en grande toilette, et comme pour un bal.
– A-t-il quelque décoration?
– Il porte un grand ruban bleu en sautoir.
– Son visage?
– Je ne le vois pas… Ah!
– Quoi?
– Il se retourne.
– Quelle physionomie a-t-il?
– Le regard vif, des traits irréguliers, de belles dents.
– Quel âge?
– Cinquante à cinquante-huit ans.
– Le duc! souffla la comtesse au maréchal, c’est le duc.
Le maréchal fit de la tête un signe qui signifiait: «Oui, c’est lui… mais écoutez.»
– Ensuite? commanda Balsamo.
– Le courrier remet à l’homme au cordon bleu…
– Vous pouvez dire le duc: c’est un duc.
– Le courrier, reprit la voix obéissante, remet au duc une lettre qu’il tire d’un sac de cuir qu’il portait derrière son dos. Le duc la décachette et la lit avec attention.
– Après?
– Il prend une plume, une feuille de papier et écrit.
– Il écrit! murmura Richelieu. Diable! si l’on pouvait savoir ce qu’il écrit, ce serait beau, cela.
– Dites-moi ce qu’il écrit, ordonna Balsamo.
– Je ne puis.
– Parce que vous êtes trop loin. Entrez dans le cabinet. Y êtes-vous?
– Oui.
– Penchez-vous par-dessus son épaule.
– M’y voici.
– Lisez-vous maintenant?
– L’écriture est mauvaise, fine, hachée.
– Lisez, je le veux.
La comtesse et Richelieu retinrent leur haleine.
– Lisez, reprit Balsamo d’un ton plus impératif encore.
– «Ma sœur», dit la voix en tremblant et en hésitant.
– C’est la réponse, murmurèrent ensemble le duc de Richelieu et la comtesse.
– «Ma sœur, reprit la voix, rassurez-vous: la crise a eu lieu, c’est vrai; elle a été rude, c’est vrai encore; mais elle est passée. J’attends demain avec impatience; car demain, à mon tour, je compte prendre l’offensive, et tout me porte à espérer un succès décisif. Bien pour le parlement de Rouen, bien pour milord X…, bien pour le pétard.
«Demain, après mon travail avec le roi, j’ajouterai un post-scriptum à ma lettre, et vous l’enverrai par le même courrier.»
Balsamo, la main gauche étendue, semblait arracher péniblement chaque parole à la voix, tandis que de la main droite il crayonnait à la hâte ces lignes, qu’à Versailles M. de Choiseul écrivait dans son cabinet.
– C’est tout? demanda Balsamo.
– C’est tout.
– Que fait le duc maintenant?
– Il plie en deux le papier sur lequel il vient d’écrire, puis en deux encore, et le met dans un petit portefeuille rouge qu’il tire du côté gauche de son habit.
– Vous entendez? dit Balsamo à la comtesse plongée dans la stupeur. Et ensuite?
– Ensuite, il congédie le courrier en lui parlant.
– Que lui dit-il?
– Je n’ai entendu que la fin de la phrase.
– C’était?…
– «À une heure, à la grille de Trianon.» Le courrier salue et sort.
– C’est cela, dit Richelieu, il donne rendez-vous au courrier à la sortie du travail, comme il dit dans sa lettre.
Balsamo fit un signe de la main pour commander le silence.
– Maintenant que fait le duc? demanda-t-il.
– Il se lève. Il tient à la main la lettre qu’on lui a remise. Il va droit à son lit, passe dans la ruelle, pousse un ressort qui ouvre un coffret de fer. Il y jette la lettre et referme le coffret.
– Oh! s’écrièrent à la fois le duc et la comtesse tout pâles: oh! c’est magique, en vérité.
– Savez-vous tout ce que vous désiriez savoir, madame? demanda Balsamo.
– Monsieur le comte, dit madame du Barry en s’approchant de lui avec terreur, vous venez de me rendre un service que je payerais de dix ans de ma vie, ou plutôt que je ne pourrai jamais payer. Demandez-moi ce que vous voudrez.
– Oh! madame, vous savez que nous sommes déjà en compte.
– Dites, dites ce que vous désirez.
– Le temps n’est pas venu.
– Eh bien, lorsqu’il sera venu, fût-ce un million…
Balsamo sourit.
– Eh! comtesse, s’écria le maréchal, ce serait plutôt à vous de demander un million au comte. L’homme qui sait ce qu’il sait, et surtout qui voit ce qu’il voit, ne découvre-t-il pas l’or et les diamants dans les entrailles de la terre, comme il découvre la pensée dans le cœur des hommes?
– Alors, comte, dit la comtesse, je me prosterne dans mon impuissance.
– Non, comtesse, un jour vous vous acquitterez envers moi. Je vous en donnerai l’occasion.
– Comte, dit le duc à Balsamo, je suis subjugué, vaincu, écrasé! Je crois.
– Comme saint Thomas a cru, n’est-ce pas, monsieur le duc? Cela ne s’appelle pas croire, cela s’appelle voir.
– Appelez la chose comme vous voudrez; mais je fais amende honorable, et, quand on me parlera désormais de sorciers, eh bien, je saurai ce que j’ai à dire.
Balsamo sourit.
– Maintenant, madame, dit-il à la comtesse, voulez-vous permettre une chose?
– Dites.
– Mon esprit est fatigué: laissez-moi lui rendre sa liberté par une formule magique.
– Faites, monsieur.
– Lorenza, dit Balsamo en arabe, merci; je t’aime; retourne à ta chambre par le même chemin que tu as pris en venant, et attends-moi. Va, ma bien aimée!
– Je suis bien fatiguée, répondit en italien la voix, plus douce encore que pendant l’évocation; dépêche-toi, Acharat.
– J’y vais.
Et l’on entendit avec le même frôlement les pas s’éloigner.
Puis Balsamo, après quelques minutes pendant lesquelles il se convainquit du départ de Lorenza, salua profondément, mais avec une dignité majestueuse, les deux visiteurs, qui effarés tous deux, tous deux absorbés par le flot de tumultueuses pensées qui les envahissait, regagnèrent leur fiacre plutôt comme des gens ivres que comme des êtres doués de raison.