– T’es-tu informé?
– Oui.
– Madame du Barry est-elle à Paris ou à Luciennes?
– Elle est à Paris.
Balsamo leva un regard triomphant vers le ciel.
– Comment es-tu venu?
– Avec Sultan.
– Où est-il?
– Dans la cour de cette auberge.
– Tout sellé?
– Tout sellé.
– C’est bien, tiens-toi prêt.
Fritz alla détacher Sultan. C’était un de ces braves chevaux allemands, de bon caractère, qui murmurent bien un peu dans les marches forcées, mais qui ne vont pas moins tant qu’il reste du souffle dans leurs flancs, et de l’éperon au talon de leur maître.
Fritz revint vers Balsamo.
Celui-ci écrivait sous la lanterne que MM. les commis du pied fourché tenaient allumée toute la nuit pour leurs opérations fiscales.
– Retourne à Paris, dit-il, et remets, quelque part qu’elle soit, ce billet à madame du Barry en personne, dit Balsamo; tu as une demi-heure pour cela; après quoi, tu retourneras rue Saint-Claude, où tu attendras la signora Lorenza, qui ne peut manquer de rentrer; tu la laisseras passer sans lui rien dire, et sans lui opposer le moindre obstacle. Va, et rappelle-toi surtout que dans une demi-heure ta commission doit être faite.
– C’est bien, dit Fritz; elle le sera.
Et en même temps qu’il faisait à Balsamo cette réponse rassurante, il attaquait de l’éperon et du fouet Sultan, qui partit, étonné de cette agression inaccoutumée, en poussant un hennissement douloureux.
Pour Balsamo, se remettant peu à peu, il prit la route ne Paris, où il entra trois quarts d’heure après, presque frais de visage, et l’œil calme, ou plutôt pensif.
C’est que Balsamo avait raison: si rapide que fût Djérid, ce fils hennissant du désert, Djérid était en retard, et sa volonté seule pouvait marcher aussi vite que Lorenza échappée de sa prison.
De la rue Saint-Claude, la jeune femme avait gagné le boulevard, et, tournant à droite, aperçu bientôt les remparts de la Bastille; mais Lorenza, toujours enfermée, ignorait Paris: d’ailleurs, son premier but était de fuir la maison maudite dans laquelle elle ne voyait qu’un cachot; sa vengeance venait en second.
Elle venait donc de s’engager dans le faubourg Saint-Antoine, toute troublée, toute pressée, lorsqu’elle fut accostée par un jeune homme qui la suivait depuis quelques minutes avec étonnement.
En effet, Lorenza, Italienne des environs de Rome, ayant presque toujours vécu d’une vie exceptionnelle, en dehors de toutes les habitudes de la mode, de tous les costumes et de tous les usages de l’époque, Lorenza s’habillait plutôt comme une femme d’Orient que comme une Européenne, c’est-à-dire toujours amplement, toujours somptueusement, ressemblant bien peu à ces charmantes poupées serrées comme des guêpes dans un long corsage et toutes frissonnantes de soie et de mousseline, sous lesquelles on cherchait presque inutilement un corps, tant leur ambition était de paraître immatérielles.
Lorenza n’avait donc conservé ou plutôt adopté du costume des Françaises d’alors que les souliers à talons de deux pouces de haut, cette impossible chaussure qui faisait cambrer le pied, ressortir la délicatesse des chevilles, et qui, dans ce siècle tant soit peu mythologique, rendait la fuite impossible aux Aréthuses poursuivies par les Alphées.
L’Alphée qui poursuivait notre Aréthuse la joignit donc facilement; il avait vu ses jambes divines sous ses jupes de satin et de dentelles, ses cheveux sans poudre et ses yeux brillant d’un feu étrange sous un mantelet roulé autour de la tête et du cou; il crut voir dans Lorenza une femme déguisée, soit pour quelque mascarade, soit pour quelque rendez-vous d’amour, et se rendant à pied, faute de fiacre, à quelque petite maison du faubourg.
Il s’approcha donc, et, se plaçant à côté de Lorenza le chapeau à la main:
– Mon Dieu! madame, dit-il, vous ne sauriez aller loin ainsi, avec cette chaussure qui retarde votre marche; voulez-vous accepter mon bras jusqu’à ce que nous trouvions une voiture, et j’aurai l’honneur de vous accompagner où vous allez.
Lorenza tourna la tête avec brusquerie, regarda de son œil noir et profond celui qui lui faisait une offre qui à bon nombre de femmes eût paru une impertinence, et, s’arrêtant:
– Oui, dit-elle, je le veux bien.
Le jeune homme tendit galamment le bras.
– Où allons-nous, madame? demanda-t-il.
– À l’hôtel de la lieutenance de police.
Le jeune homme tressaillit.
– Chez M. de Sartine? demanda-t-il.
– Je ne sais s’il s’appelle M. de Sartine; mais je veux parler à celui qui est lieutenant de police.
Le jeune homme commença à réfléchir.
Cette femme, jeune et belle, qui sous un costume étranger, à huit heures du soir, courait les rues de Paris tenant une cassette sous son bras et demandant l’hôtel du lieutenant de police, auquel elle tournait le dos, lui parut suspecte.
– Ah! diable! fit-il, l’hôtel de M. le lieutenant de police, ce n’est point par ici.
– Où est-ce?
– Dans le faubourg Saint-Germain.
– Et par où va-t-on au faubourg Saint-Germain?
– Par ici, madame, répondit le jeune homme, calme quoique poli toujours; et, si vous le voulez, à la première voiture que nous rencontrerons…
– Oui, c’est cela, une voiture, vous avez raison.
Le jeune homme ramena Lorenza sur le boulevard, et, ayant rencontré un fiacre, il l’appela.
Le cocher vint à l’appel.
– Où faut-il vous conduire, madame? demanda-t-il.
– À l’hôtel de M. de Sartine, dit le jeune homme.
Et, par un reste de politesse, ou plutôt d’étonnement, ouvrant la portière, il salua Lorenza, et après l’avoir aidée à monter, il la regarda s’éloigner comme on fait en rêve d’une vision.
Le cocher, plein de respect pour le nom terrible, fouetta ses chevaux et partit dans la direction indiquée.
Ce fut alors que Lorenza traversa la place Royale, ce fut alors qu’Andrée, dans son sommeil magnétique, l’ayant vue et entendue, la dénonça à Balsamo.
En vingt minutes Lorenza fut à la porte de l’hôtel.
– Faut-il vous attendre, ma belle dame? demanda le cocher.
– Oui, répondit machinalement Lorenza.
Et, légère, elle s’engouffra sous le portail du splendide hôtel.
Chapitre CXXIII L’hôtel de M. de Sartine