Une fois dans la cour, Lorenza se vit entourée de tout un monde d’exempts et de soldats.
Elle s’adressa au garde-française qui se trouva le plus proche d’elle, et le pria de la conduire au lieutenant de police; ce garde la renvoya au suisse, qui, voyant cette femme si belle, si étrange, si richement vêtue et tenant sous son bras un magnifique coffret, reconnut que la visite pourrait n’être pas oiseuse, et la fit monter par un grand escalier jusqu’à une antichambre où tout venant, sur la sagace inquisition de ce suisse, pouvait à toute heure du jour et de la nuit apporter à M. de Sartine un éclaircissement, une dénonciation ou une requête.
Il va sans dire que les deux premières classes de visiteurs étaient plus favorablement accueillies que la dernière.
Lorenza, questionnée par un huissier, ne répondit rien sinon ces mots:
– Êtes-vous M. de Sartine?
L’huissier fut fort étonné que l’on pût confondre son habit noir et sa chaîne d’acier avec l’habit brodé et la perruque nuageuse du lieutenant de police; mais, comme un lieutenant ne se fâche jamais d’être appelé capitaine, comme il reconnut un accent étranger dans les paroles de cette femme, comme son œil ferme et assuré n’était pas celui d’une folle, il fut convaincu que la visiteuse apportait quelque chose d’important dans ce coffret qu’elle serrait avec tant de soin et de force sous son bras.
Cependant, comme M. de Sartine était un homme prudent et ombrageux, comme quelques pièges lui avaient déjà été tendus avec des appâts non moins attrayants que ceux de la belle Italienne, on faisait autour de lui bonne garde.
Lorenza subit donc les investigations, les interrogatoires et les soupçons d’une demi-douzaine de secrétaires et de valets.
Le résultat de toutes ces demandes et de toutes ces réponses fut que M. de Sartine n’était point rentré et qu’il fallait que Lorenza attendît.
Alors, la jeune femme se renferma dans un sombre silence, et laissa errer les yeux sur les murailles nues de la vaste antichambre.
Enfin, le bruit d’une sonnette retentit; une voiture roula dans la cour, et un second huissier vint annoncer à Lorenza que M. de Sartine l’attendait.
Lorenza se leva et traversa deux salles pleines de gens à figures suspectes et à costumes encore plus étranges que le sien; enfin, elle fut introduite dans un grand cabinet de forme octogone, éclairé par une quantité de bougies.
Un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, en robe de chambre, coiffé d’une perruque énorme, toute moelleuse de poudre et de frisure, travaillait assis devant un meuble de forme haute, dont la partie supérieure, semblable à une armoire, était formée de deux panneaux de glaces dans lesquelles le travailleur voyait sans se déranger ceux qui pénétraient dans son cabinet, et pouvait étudier leur visage avant qu’ils eussent eu le temps de le composer sur le sien.
La partie inférieure de ce meuble formait secrétaire; une quantité de tiroirs en bois de rose le garnissaient au fond, chacun des tiroirs fermant par la combinaison des lettres de l’alphabet. M. de Sartine serrait là les papiers et les chiffres que nul de son vivant ne pouvait lire, car le meuble s’ouvrait pour lui seul, et que nul après sa mort n’eut pu déchiffrer, à moins que, dans quelque tiroir plus secret encore que les autres, il n’eût trouvé le secret du chiffre.
Ce secrétaire, ou plutôt cette armoire, sous les glaces de sa partie supérieure, renfermait douze tiroirs également clos par un mécanisme invisible; ce meuble, construit exprès par le régent pour renfermer des secrets chimiques ou politiques, avait été donné par le prince à Dubois, et laissé par Dubois à M. Dombreval, lieutenant de police; c’est de ce dernier que M. de Sartine tenait le meuble et le secret; toutefois, M. de Sartine n’avait consenti à s’en servir qu’après la mort du donateur, et encore avait-il fait changer toutes les dispositions de la serrurerie.
Ce meuble avait quelque réputation de par le monde, et fermait trop bien, disait-on, pour que M. de Sartine n’y renfermât que ses perruques.
Les frondeurs, et il y en avait bon nombre à cette époque, disaient que, si on avait pu lire à travers les panneaux de ce meuble, on eût bien certainement trouvé dans un de ses tiroirs ces fameux traités en vertu desquels Sa Majesté Louis XV agiotait sur les blés, par l’intermédiaire de son agent dévoué, M. de Sartine.
M. le lieutenant de police vit donc dans la glace en biseau se refléter la pâle et sérieuse figure de Lorenza, qui s’avançait vers lui son coffret sous le bras.
Au milieu du cabinet, la jeune femme s’arrêta. Ce costume, cette figure, cette démarche frappèrent le lieutenant.
– Qui êtes-vous? demanda-t-il sans se retourner, mais en regardant dans la glace; que me voulez-vous?
– Suis-je, répondit Lorenza, devant M. de Sartine, lieutenant de police?
– Oui, répondit brièvement celui-ci.
– Qui me l’affirme?
M. de Sartine se retourna.
– Sera-ce une preuve pour vous que je suis l’homme que vous cherchez, dit-il, si je vous envoie en prison?
Lorenza ne répliqua point.
Seulement, elle regarda autour d’elle avec cette inexprimable dignité des femmes de son pays, pour chercher le siège que M. de Sartine ne lui offrait pas.
Il fut vaincu par ce seul regard, car c’était un homme assez bien élevé que M. le comte d’Alby de Sartine.
– Asseyez-vous, dit-il brusquement.
Lorenza tira un fauteuil à elle et s’assit.
– Parlez vite, fit le magistrat. Voyons, que voulez-vous?
– Monsieur, dit la jeune femme, je viens me mettre sous votre protection.
M. de Sartine la regarda de ce regard narquois qui lui était particulier.
– Ah! ah! fit-il.
– Monsieur, continua Lorenza, j’ai été enlevée à ma famille et soumise, par un mariage menteur, à un homme qui, depuis trois ans, m’opprime et me fait mourir de douleur.
M. de Sartine regarda cette noble physionomie, et se sentit remué par cette voix d’un accent si doux, qu’on eût dit un chant.
– De quel pays êtes-vous? demanda-t-il.
– Romaine.
– Comment vous appelez-vous?
– Lorenza.
– Lorenza qui?
– Lorenza Feliciani.
– Je ne connais pas cette famille-là. Êtes-vous demoiselle?
Demoiselle, on le sait, signifiait, à cette époque, fille de qualité. De nos jours, une femme se trouve assez noble du moment où elle se marie; elle ne tient plus qu’à être appelée madame.