– Et elle ne quitte pas le lit avant neuf, dix ou onze heures.
– Oui; eh bien?…
– Eh bien, ce matin, à Luciennes, il était six heures au plus, j’ai vu partir la chaise de d’Aiguillon.
– À six heures? s’écria Richelieu souriant.
– Oui.
– Du matin, ce matin?
– Du matin, ce matin. Vous jugez que, pour être si matineuse que d’avoir donné audience à pareille heure, Jeannette doit être folle de votre cher neveu.
– Oui, oui, continua Richelieu en se frottant les mains, à six heures. Bravo, d’Aiguillon!
– Il faut que l’audience ait commencé à cinq heures… La nuit! c’est miraculeux!…
– C’est miraculeux!… répéta le maréchal. Miraculeux en effet, mon cher Jean!
– Et vous voilà tous trois comme seraient Oreste, Pylade, et encore un autre Pylade.
À ce moment, et lorsque le maréchal se frottait le plus joyeusement les mains, d’Aiguillon entra dans le salon.
Le neveu salua l’oncle d’un air de condoléance qui suffit à Richelieu, sinon pour comprendre toute la vérité, du moins pour en deviner la meilleure partie.
Il pâlit comme s’il eût reçu une blessure mortelle: l’idée lui vint tout de suite qu’à la cour il n’y a ni amis, ni parents, et que chacun prend son avantage.
– J’étais un grand sot, se dit-il.
– Eh bien, d’Aiguillon? fit-il en étouffant un gros soupir.
– Eh bien, monsieur le maréchal?
– C’est un fier coup pour les parlements, dit Richelieu en reprenant toutes les paroles de Jean.
D’Aiguillon rougit.
– Vous savez? dit-il.
– M. le vicomte m’a tout appris, répliqua Richelieu, même votre visite à Luciennes, ce matin avant le jour; votre nomination est un triomphe pour ma famille.
– Croyez bien, monsieur le maréchal, à tout mon regret.
– Que diable dit-il là? fit Jean, qui se croisait les bras.
– Nous nous entendons, interrompit Richelieu, nous nous entendons.
– C’est différent; mais, moi, je ne vous comprends pas… Des regrets… Ah! mais oui… parce qu’il ne sera pas reconnu ministre tout de suite; oui, oui… très bien.
– Ah! il y aura un intérim, fit le maréchal, qui sentit au fond de son cœur rentrer l’espoir, cet hôte éternel de l’ambitieux et de l’amant.
– Un intérim, oui, monsieur le maréchal.
– Mais, en attendant, s’écria Jean, il est assez payé comme cela… Le plus beau commandement de Versailles.
– Ah! fit Richelieu percé d’une nouvelle blessure, il y a un commandement?
– M. du Barry exagère peut-être un peu, dit le duc d’Aiguillon.
– Mais enfin, qu’est-ce que ce commandement?
– Les chevau-légers du roi.
Richelieu sentit encore la pâleur envahir ses joues ridées.
– Oh! oui, dit-il avec un sourire dont rien ne saurait rendre l’expression, oui, c’est bien peu de chose pour un homme aussi charmant; mais que voulez-vous, duc! la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, fût-elle la maîtresse du roi.
Ce fut au tour de d’Aiguillon à pâlir.
Jean regardait les beaux Murillo du maréchal.
Richelieu frappa sur l’épaule de son neveu en lui disant:
– Heureusement que vous avez promesse d’un avancement prochain. Mes compliments, duc… mes bien sincères compliments. Votre adresse, votre habileté dans les négociations égalent votre bonheur… Adieu, j’ai affaire; ne m’oubliez pas dans vos faveurs, mon cher ministre.
D’Aiguillon répondit seulement:
– Vous, c’est moi, monsieur le maréchal; moi, c’est vous.
Et, saluant son oncle, il sortit, gardant la dignité qui lui était naturelle, et se sauvant d’une des plus difficiles positions qu’il eût abordées en sa vie, semée de tant de difficultés.
– Ce qu’il y a de bon, se hâta de dire Richelieu, lorsqu’il fut parti, à Jean qui ne savait trop à quoi s’en tenir sur l’échange de politesses du neveu et de l’oncle; ce qu’il y a d’admirable dans d’Aiguillon, c’est sa naïveté. Il est homme d’esprit et candide; il sait la cour, et il est honnête comme une jeune fille.
– Et puis il vous aime, dit Jean.
– Comme un mouton.
– Eh! mon Dieu, dit Jean, c’est plutôt votre fils que M. de Fronsac…
– Ma foi, oui… ma foi, oui, vicomte.
Et Richelieu répondait tout cela en se promenant avec agitation autour de son fauteuil; il cherchait et ne trouvait pas.
– Ah! comtesse, murmurait-il, vous me le payerez!…
– Maréchal, dit Jean avec finesse, nous allons réaliser à nous quatre ce fameux faisceau de l’Antiquité; vous savez, celui qu’on ne pouvait rompre.
– À nous quatre? Cher monsieur Jean, comment comprenez-vous cela?
– Ma sœur la puissance, d’Aiguillon l’autorité, vous le conseil, moi la surveillance.
– Très bien! Très bien!
– Et, de cette façon, qu’on vienne un peu entamer ma sœur! Je défie tout et tous!
– Pardieu! fit Richelieu, dont le cerveau bouillait.
– Qu’on oppose des rivales à présent! s’écria Jean ivre de ses plans et de ses idées triomphales.
– Oh! dit Richelieu en se frappant le front.
– Quoi donc, cher maréchal? que vous prend-il?
– Rien, je trouve votre idée de ligue admirable.
– N’est-ce pas?
– Et j’entre avec les pieds et les mains dans votre opinion.
– Bravo!
– Est-ce que Taverney demeure à Trianon avec sa fille?
– Non, il demeure à Paris.
– Elle est très belle, cette fille, cher vicomte.
– Fût-elle belle comme Cléopâtre ou comme… ma sœur, je ne la crains plus… dès que nous sommes ligués.
– Vous dites que Taverney demeure à Paris, rue Saint-Honoré, je crois?
– Je n’ai pas dit rue Saint-Honoré, c’est rue Coq-Héron qu’il demeure. Est ce que vous avez une idée, par hasard, pour châtier le Taverney?
– Je crois que oui, vicomte, je crois que j’ai une idée.
– Vous êtes un homme incomparable; je vous quitte et je disparais, pour savoir un peu ce que l’on dit en ville.
– Adieu donc, vicomte… À propos, vous ne m’avez pas dit le nouveau ministère?