– Monsieur le duc, sur l’honneur, vous recevrez chez vous, avant une heure d’ici, la visite de M. le maréchal.
– Mais alors, autant que je l’attende ici, puisqu’il y viendra.
– J’ai eu l’honneur de vous dire qu’il n’y viendrait peut-être pas seul.
– Je comprends… et j’ai votre parole, Rafté.
À ces mots, le duc sortit tout rêveur, mais d’un air aussi noble et aussi gracieux que l’était peu la figure du maréchal lorsqu’il sortit d’un cabinet vitré après le départ de son neveu.
Le maréchal souriait comme un de ces laids démons que Callot a semés dans ses Tentations.
– Il ne se doute de rien, Rafté? dit-il.
– De rien, monseigneur.
– Quelle heure est-il?
– L’heure ne fait rien à la chose, monseigneur; il faut attendre que notre petit procureur du Châtelet soit venu m’avertir. Les commissaires sont encore chez l’imprimeur.
Rafté n’avait point achevé quand un valet de pied fit entrer par une porte secrète un personnage assez crasseux, assez laid, assez noir, une de ces plumes vivantes pour lesquelles M. du Barry professait une si violente antipathie.
Rafté poussa le maréchal dans le cabinet et s’avança souriant à la rencontre de cet homme.
– Ah! c’est vous, maître Flageot! dit-il; enchanté de votre visite.
– Votre serviteur, monsieur de Rafté; eh bien, l’affaire est faite!
– C’est imprimé?
– Et tiré à cinq mille. Les premières épreuves courent déjà la ville, les autres sèchent.
– Quel malheur! cher monsieur Flageot, quel désespoir pour la famille de M. le maréchal!
M. Flageot, pour se dispenser de répondre, c’est-à-dire de mentir, tira une large boîte d’argent où il puisa lentement une prise de tabac d’Espagne.
– Et ensuite que fait-on? continua Rafté.
– La forme, cher monsieur de Rafté. MM. les commissaires, sûrs du tirage et de la distribution, monteront immédiatement dans le carrosse qui les attend à la porte de l’imprimerie, et s’en iront signifier l’arrêt à M. le duc d’Aiguillon, qui justement, voyez le bonheur, c’est-à-dire le malheur, monsieur Rafté, se trouve en son hôtel à Paris, où l’on va pouvoir parler à sa personne.
Rafté fit un brusque mouvement pour atteindre sur un meuble un énorme sac de procédure qu’il remit à maître Flageot en lui disant:
– Voici les pièces dont je vous ai parlé, monsieur; monseigneur le maréchal a la plus grande confiance en vos lumières et vous abandonne cette affaire, qui doit être avantageuse pour vous. Merci de vos bons offices dans le déplorable conflit de M. d’Aiguillon avec le tout-puissant parlement de Paris, merci de vos bons avis!
Et il poussa doucement, mais avec une certaine hâte, vers la porte de l’antichambre, maître Flageot ravi du poids de son dossier.
Aussitôt, délivrant le maréchal de sa prison:
– Allons, monseigneur, dit-il, en voiture! vous n’avez pas de temps à perdre si vous voulez assister à la représentation. Tâchez que vos chevaux marchent plus vite que ceux de MM. les commissaires.
Chapitre XCVII Où il est démontré que le chemin du ministère n’est pas semé de roses
Les chevaux de M. de Richelieu marchaient plus vite que ceux de MM. les commissaires, puisque le maréchal entra le premier dans la cour de l’hôtel d’Aiguillon.
Le duc n’attendait plus son oncle et se préparait à repartir pour Luciennes, afin d’annoncer à madame du Barry que l’ennemi s’était démasqué; mais l’huissier, annonçant le maréchal, réveilla du fond de sa torpeur cet esprit découragé.
Le duc courut au-devant de son oncle, et lui prit les mains avec une affectation de tendresse mesurée à la peur qu’il avait eue.
Le maréchal s’abandonna comme le duc: le tableau fut touchant. On voyait cependant M. d’Aiguillon hâter le moment des explications, tandis que le maréchal le reculait de son mieux en regardant soit un tableau, soit un bronze, soit une tapisserie, et en se plaignant d’une fatigue mortelle.
Le duc coupa la retraite à son oncle, l’enferma dans un fauteuil comme M. de Villars avait enfermé le prince Eugène dans Marchiennes et, pour attaque:
– Mon oncle, lui dit-il, est-il vrai que vous, l’homme le plus spirituel de France, vous m’ayez jugé assez mal pour croire que je ne ferais pas de l’égoïsme à nous deux?
Il n’y avait plus à reculer. Richelieu prit son parti.
– Que me dis-tu là, répliqua-t-il, et en quoi vois-tu que je t’aie bien ou mal jugé, mon cher?
– Mon oncle, vous me boudez.
– Moi! à quel propos?
– Oh! pas de ces faux-fuyants, monsieur le maréchal; vous m’évitez lorsque j’ai besoin de vous, c’est tout dire.
– D’honneur, je ne comprends pas.
– Je vais vous expliquer alors. Le roi n’a pas voulu vous nommer ministre, et, comme j’ai accepté, moi, les chevau-légers, vous supposez que je vous ai abandonné, trahi. Cette chère comtesse, qui vous porte dans son cœur…
Ici, Richelieu prêta l’oreille, mais ce ne fut pas seulement aux paroles de son neveu.
– Tu me dis qu’elle me porte dans son cœur, cette chère comtesse? ajouta t-il.
– Et je le prouverai.
– Mais, mon cher, je ne conteste pas… Je te fais venir pour pousser avec moi à la roue. Tu es plus jeune, par conséquent plus fort; tu réussis, j’échoue; c’est dans l’ordre, et, par ma foi, je ne devine pas pourquoi tu prends tous ces scrupules; si tu as agi dans mes intérêts, tu es cent fois approuvé; si tu as agi contre moi, eh bien, je te rendrai ta gourmande… Cela mérite-t-il qu’on s’explique?
– Mon oncle, en vérité…
– Tu es un enfant, duc. Ta position est magnifique: pair de France, duc, commandant les chevau-légers, ministre dans six semaines, tu dois être au-dessus de toute futile mesquinerie; le succès absout, mon cher enfant. Suppose… – j’aime les apologues, moi… – suppose que nous soyons les deux mulets de la fable… Mais qu’est-ce que j’entends par là?
– Rien, mon oncle; continuez.
– Si fait, j’entends un carrosse dans la cour.
– Mon oncle, ne vous interrompez pas, je vous prie; votre conversation m’intéresse par-dessus toute chose; moi aussi, j’aime les apologues.