– Serrez-moi.
M. de Richelieu, que saluait profondément le duc d’Aiguillon, dit à son neveu:
– Voilà des fronts bien bas, duc; il faudra, un jour ou l’autre, qu’ils se relèvent diablement haut. Prenez garde!
Madame du Barry passait en ce moment par le couloir avec son frère, la maréchale de Mirepoix et plusieurs dames. Elle entendit le propos du vieux maréchal et, comme elle avait plus de repartie que de rancune:
– Oh! dit-elle, il n’y a rien à craindre, maréchaclass="underline" n’avez-vous pas entendu les paroles de Sa Majesté? Le roi a dit, ce me semble, qu’il ne changerait jamais.
– Paroles terribles, en effet, madame, répondit le vieux duc avec un sourire; mais ces pauvres parlementaires n’ont pas vu, heureusement pour nous, qu’en disant qu’il ne changerait jamais le roi vous regardait.
Et il termina ce madrigal par une de ces inimitables révérences qu’on ne sait plus même faire aujourd’hui sur le théâtre.
Madame du Barry était femme et nullement politique. Elle ne vit que le compliment là où M. d’Aiguillon sentit parfaitement l’épigramme et la menace.
Aussi fut-ce par un sourire qu’elle répondit, tandis que son allié se mordit les lèvres et pâlit de voir durer ce ressentiment du maréchal.
L’effet du lit de justice fut immédiatement favorable à la cause royale. Mais souvent un grand coup ne fait qu’étourdir, et il est à remarquer que, après les étourdissements, le sang circule avec plus de vigueur et de pureté.
Telle fut du moins la réflexion que fit, en voyant partir le roi avec son pompeux cortège, un petit groupe de gens vêtus simplement et posés en observateurs au coin du quai aux Fleurs et de la rue de la Barillerie.
Ces hommes étaient trois… Le hasard les avait assemblés à cet angle et, de là, ils paraissaient avoir suivi avec intérêt les impressions de la foule; et, sans se connaître, une fois mis en rapport par quelques mots échangés, ils s’étaient rendu compte de la séance avant même qu’elle fût terminée.
– Voilà les passions bien mûries, dit l’un d’eux, vieillard aux yeux brillants, à la figure douce et honnête. Un lit de justice est une grande œuvre.
– Oui, répondit en souriant avec amertume un jeune homme, oui, si l’œuvre réalisait exactement les mots.
– Monsieur, répliqua le vieillard en se retournant, il me semble que je vous connais… Je vous ai vu déjà, je crois?
– Dans la nuit du 31 mai. Vous ne vous trompez pas, monsieur Rousseau.
– Ah! vous êtes ce jeune chirurgien, mon compatriote, M. Marat?
– Oui, monsieur, pour vous servir.
Les deux hommes échangèrent une révérence.
Le troisième n’avait pas encore pris la parole. C’était un homme jeune aussi et d’une noble figure, qui, durant toute la cérémonie, n’avait fait qu’observer l’attitude de la foule.
Le jeune chirurgien partit le premier, se hasardant au milieu du peuple, qui, moins reconnaissant que Rousseau, l’avait déjà oublié, mais à la mémoire duquel il comptait bien se rappeler un jour.
L’autre jeune homme attendit qu’il fût parti, et, s’adressant alors à Rousseau:
– Vous ne partez pas, monsieur? dit-il.
– Oh! je suis trop vieux pour me risquer dans cette cohue.
– En ce cas, dit l’inconnu en baissant la voix, à ce soir, rue Plâtrière, monsieur Rousseau… N’y manquez pas!
Le philosophe tressaillit comme si un fantôme se fût dressé devant lui. Son teint, pâle d’ordinaire, devint livide. Il voulut répondre à cet homme, mais il avait déjà disparu.
Chapitre CII De l’influence des paroles de l’inconnu sur Jean-Jacques Rousseau
Après avoir entendu ces paroles singulières prononcées par un homme qu’il ne connaissait pas, Rousseau, tremblant et malheureux, fendit les groupes, et, sans se rappeler qu’il était vieux et qu’il craignait la foule, il se fit jour; bientôt il eut gagné le pont Notre-Dame; puis il traversa, en continuant de rêver et de s’interroger lui-même, le quartier de la Grève, par lequel il aboutissait plus directement au sien.
– Ainsi, se dit-il, ce secret que tout initié garde au péril de sa vie, il est donc en la possession du premier venu. Voilà donc ce que gagnent les associations mystérieuses à passer par l’étamine populaire… Un homme me connaît, qui sait que je serai son associé, et peut-être son complice là-bas. Un pareil état de choses est absurde et intolérable.
Et, en disant ces mots, Rousseau marchait très vite, lui d’ordinaire si plein de précautions, surtout depuis son accident de la rue Ménilmontant.
– Ainsi, continuait le philosophe, j’aurai voulu savoir le fond de ces plans de régénération humaine que proposent certains esprits qui se parent du titre d’illuminés; j’aurai fait la folie de croire qu’il peut venir de bonnes idées de l’Allemagne, ce pays de la bière et des brouillards; j’aurai compromis mon nom avec celui de quelques sots ou de quelques intrigants auxquels il servira de manteau pour abriter leur sottise. Oh! non, il n’en sera pas ainsi; non, un éclair m’a montré l’abîme, je n’irai pas m’y jeter de gaieté de cœur.
Et Rousseau reprenait haleine, appuyé sur sa canne, debout et un instant immobile au milieu de la rue.
– C’était pourtant, poursuivit le philosophe une belle chimère: la liberté dans l’esclavage, l’avenir conquis sans secousses et sans bruit, le réseau mystérieusement ourdi pendant le sommeil des tyrans de la terre… C’était trop beau, j’ai été dupe d’y croire… Je ne veux pas de craintes, de soupçons, d’ombrages qui sont indignes d’un esprit libre et d’un corps indépendant.
Il en était à ces mots et il venait de reprendre sa course, lorsque la vue de quelques agents de M. de Sartine, rôdant avec leurs yeux à pivot, épouvanta l’esprit libre et donna une telle impulsion au corps indépendant, qu’il alla se perdre dans le plus profond de l’ombre des piliers sous lesquels il cheminait.
Des piliers à la rue Plâtrière, il n’y a pas loin; Rousseau fit le trajet avec rapidité, monta ses étages en respirant comme un daim qu’on force, et alla tomber sur une chaise dans sa chambre, sans pouvoir répondre un mot à toutes les questions de Thérèse.
Pourtant il finit par lui rendre compte de son émotion: c’était la course, la chaleur, la nouvelle de la colère du roi au lit de justice, une commotion de la terreur populaire, un contrecoup de ce qui venait de se passer.