«Le mal viendra d’un des grands, d’un très grand de l’ordre, ou, s’il ne vient pas précisément de lui, la faute ne lui en sera pas moins imputable; rappelez-vous que le feu et l’eau peuvent être complices: l’un donne la lumière, l’autre les révélations.
«Veillez, frères! sur tout et sur tous, veillez!»
– Alors, dit Marat saisissant dans le discours de Balsamo et dans la lettre de Swedenborg le côté dont il voulait tirer parti, répétons le serment qui nous lie, et engageons-nous à le tenir dans toute sa rigueur, quel que soit celui qui aura trahi ou sera cause de la trahison.
Balsamo se recueillit un instant, et, se levant de son siège, il prononça les paroles consacrées que nos lecteurs ont déjà vues une fois, d’une voix lente, solennelle et terrible:
«Au nom du Fils crucifié, je jure de briser les liens charnels qui m’attachent à père, mère, frères, sœurs, épouse, parents, amis, maîtresse, rois, chefs, bienfaiteurs, et tout être quelconque à qui j’ai promis foi, obéissance, reconnaissance ou service.
«Je jure de révéler au chef que je reconnais d’après les statuts de l’ordre, ce que j’ai vu, fait, pris, lu ou entendu, appris ou deviné, et même de rechercher et épier ce qui ne s’offrirait pas seulement à mes yeux.
«J’honorerai le poison, le fer et le feu comme des moyens d’épurer le globe par la mort ou l’hébétation des ennemis de la vérité et de la liberté.
«Je souscris à la loi du silence; je consens à mourir comme frappé de la foudre, le jour où j’aurai mérité un châtiment, et j’attends sans me plaindre le coup de couteau qui m’atteindra en quelque lieu de la terre que je sois.»
Alors, les sept hommes qui composaient la sombre assemblée répétèrent mot à mot ce serment, debout et la tête découverte.
Puis, quand les paroles sacramentelles eurent été épuisées:
– Nous voilà garantis, dit Balsamo; ne mêlons plus d’incidents à notre discussion. J’ai un compte à rendre au comité des principaux événements de l’année.
«Ma gestion des affaires de la France présentera quelque intérêt à des esprits éclairés et zélés comme les vôtres.
«Je commence.
«La France est située au centre de l’Europe, comme le cœur au centre du corps; elle vit, elle fait vivre. C’est dans ses agitations qu’il faut chercher la cause de tout le malaise de l’organisme général.
«Je suis donc venu en France, et je me suis approché de Paris comme le médecin s’approche du cœur: j’ai ausculté, j’ai palpé, j’ai expérimenté. Lorsque je l’ai abordée, voilà un an, la monarchie fatiguait; aujourd’hui, les vices la tuent. J’ai dû précipiter l’effet de ces débauches mortelles, et, pour cela, je les ai favorisées.
«Un obstacle était sur ma route, cet obstacle était un homme; cet homme, c’était non pas le premier, mais le plus puissant de l’État après le roi.
«Il était doué de quelques-unes de ces qualités qui plaisent aux autres hommes. Il était trop orgueilleux, c’est vrai, mais il appliquait son orgueil à ses œuvres; il savait adoucir la servitude du peuple en lui faisant croire, voir même quelquefois qu’il est une partie de État; et, en le consultant parfois sur ses propres misères, il arborait un étendard autour duquel les masses se rallient toujours, l’esprit national.
«Il haïssait les Anglais, naturels ennemis de la France; il haïssait la favorite, naturelle ennemie des classes laborieuses. Or, cet homme, s’il eût été un usurpateur, s’il eût été l’un de nous, s’il eût marché dans nos voies, agi dans notre but, cet homme, je l’eusse ménagé, je l’eusse maintenu au pouvoir, je l’eusse soutenu avec toutes les ressources que je puis créer pour mes protégés; car, au lieu de recrépir la royauté vermoulue, il l’eût renversée avec nous au jour convenu. Mais il était de la classe aristocratique, mais il était né avec les respects du premier rang auquel il ne voulait pas prétendre, de la monarchie à laquelle il n’osait attenter; il ménageait la royauté tout en méprisant le roi; il faisait plus, il servait de bouclier à cette royauté sur laquelle nos coups se dirigeaient. Le parlement et le peuple, pleins de respect pour cette digue vivante opposée aux envahissements de la prérogative royale, se maintenaient eux-mêmes dans une résistance modérée, assurés qu’ils étaient d’une aide puissante quand le moment serait venu.
«J’ai compris la situation. J’ai entrepris la chute de M. de Choiseul.
«Cette œuvre puissante, à laquelle depuis dix ans s’attelaient tant de haines et tant d’intérêts, je l’ai commencée et terminée en quelques mois, par des moyens qu’il est inutile de vous dire. Par un secret qui est une de mes forces, force d’autant plus grande qu’elle demeurera éternellement cachée aux yeux de tous et ne se manifestera jamais que par l’effet, j’ai renversé, chassé M. de Choiseul, et attaché à sa suite un long cortège de regrets, de désappointements, de lamentations et de colères.
«Voilà maintenant que le travail apporte ses fruits; voilà que toute la France demande Choiseul et se soulève pour le reprendre, comme les orphelins se lèvent vers le Ciel quand Dieu a pris leur père.
«Les parlements usent du seul droit qu’ils aient, l’inertie: les voilà qui cessent de fonctionner. Dans un corps bien organisé, comme doit être un État de premier ordre, la paralysie d’un organe essentiel est mortelle; or, le parlement est au corps social ce que l’estomac est au corps humain; les parlements n’opérant plus, le peuple, ces entrailles de l’État, ne travaillera et, par conséquent, ne paiera plus; et l’or, c’est-à-dire le sang, leur fera défaut.
«On voudra lutter, sans doute; mais qui luttera contre le peuple? Ce n’est point l’armée, cette fille du peuple, qui mange le pain du laboureur, qui boit le vin du vigneron. Resteront la maison du roi, les corps privilégiés, les gardes, les Suisses, les mousquetaires, cinq ou six mille hommes à peine! Que fera cette poignée de pygmées, quand le peuple se lèvera comme un géant?
– Qu’il se lève, alors, qu’il se lève! crièrent plusieurs voix.
– Oui, oui, à l’œuvre! cria Marat.
– Jeune homme, je ne vous ai pas encore consulté, dit froidement Balsamo.
«Cette sédition des masses, continua-t-il, cette révolte des faibles devenus forts par leur nombre contre le puissant isolé, des esprits moins solides, moins mûrs, moins expérimentés, la provoqueraient sur-le-champ et l’obtiendraient même avec une facilité qui m’épouvante; mais, moi, j’ai réfléchi; moi, j’ai étudié. – Moi, j’ai descendu dans le peuple même, et, sous ses habits, avec sa persévérance, avec sa grossièreté que j’empruntais, je l’ai vu de si près, que je me suis fait peuple. Je le connais donc aujourd’hui. Je ne me tromperai donc plus sur son compte. Il est fort, mais il est ignorant; il est irritable, mais il est sans rancune; en un mot, il n’est pas mûr encore pour la sédition telle que je l’entends et telle que je la veux. Il lui manque l’instruction qui lui fait voir les événements sous le double jour de l’exemple et de l’utilité; il lui manque la mémoire de sa propre expérience.