«Rousseau, triomphant avec les sophismes de ses livres des vérités de notre association, représente un vice fondamental que j’extirperais avec le fer et le feu, si je n’avais encore l’espoir de le guérir par la persuasion. L’amour-propre d’un de nos frères s’est développé fâcheusement. Il nous a donné le dessous dans la discussion; aucun fait pareil ne se représentera plus, je l’espère, ou bien j’aurais recours aux voies de discipline.
«Maintenant, messieurs, propagez la foi par la douceur et la persuasion; insinuez-la, ne l’imposez pas, ne l’enfoncez pas dans les âmes rebelles à coups de maillet et de hache, comme font les inquisiteurs des coins du bourreau. Souvenez-vous que nous ne serons grands qu’après avoir été reconnus bons, et qu’on ne nous reconnaîtra bons qu’en paraissant meilleurs que tout ce qui nous entoure; rappelez-vous encore que, parmi nous, les bons et les meilleurs ne sont rien sans la science, l’art et la foi; rien enfin près de ceux que Dieu a marqués d’un sceau particulier pour commander aux hommes et régir un empire.
«Messieurs, la séance est levée.»
Ces paroles prononcées, Balsamo se couvrit la tête et s’enveloppa de son manteau.
Chacun des initiés partit alors à son tour, seul et silencieux, pour ne pas éveiller de soupçons.
Chapitre CV Le corps et l’âme
Le dernier resté près du maître fut Marat, le chirurgien.
Il s’approcha humblement et fort pâle du terrible orateur dont la puissance était illimitée.
– Maître, demanda-t-il, ai-je donc, en effet, commis une faute?
– Une grande, monsieur, dit Balsamo; et, ce qu’il y a de pis, c’est que vous ne croyez pas l’avoir commise.
– Eh bien oui, je l’avoue; non seulement je ne crois pas avoir commis une faute, mais je crois avoir parlé comme il convient.
– Orgueil! orgueil! murmura Balsamo; orgueil, démon destructeur! Les hommes vont combattre la fièvre dans les veines du malade, la peste dans les eaux et dans les airs; mais ils laissent l’orgueil pousser de si profondes racines dans leurs cœurs, qu’ils ne peuvent parvenir à l’extirper.
– Oh! maître, dit Marat, vous avez de moi une bien triste opinion. Suis-je donc, en effet, si peu de chose, que je ne puisse compter parmi mes semblables? Ai-je si mal recueilli le fruit de mes travaux, que je sois incapable de dire un mot sans être taxé d’ignorance? Suis-je donc un si tiède adepte, que l’on suspecte ma conviction? N’eussé-je que cela, j’existe au moins par le dévouement à la sainte cause du peuple.
– Monsieur, répliqua Balsamo, c’est parce que le principe du bien lutte encore en vous contre celui du mal, qui me paraît devoir l’emporter un jour, que je tenterai de vous corriger de ces défauts. Si je dois y réussir, si l’orgueil ne l’a pas déjà emporté en vous sur tout autre sentiment, j’y réussirai en une heure.
– En une heure? dit Marat.
– Oui. Voulez-vous me donner cette heure?
– Certainement.
– Où vous verrai-je?
– Maître, c’est à moi d’aller vous trouver au rendez-vous que vous voudrez bien fixer à votre serviteur.
– Eh bien, dit Balsamo, j’irai chez vous.
– Faites attention à l’engagement que vous prenez, maître; j’habite une mansarde, rue des Cordeliers. Une mansarde, vous entendez, dit Marat avec une affectation de simplicité orgueilleuse, avec une fanfaronnade de misère qui n’échappa point à Balsamo, tandis que vous…
– Tandis que moi?
– Tandis que vous, vous habitez, dit-on, un palais.
Celui-ci haussa les épaules, comme ferait un géant qui, du haut de sa taille, mesurerait les colères d’un nain.
– Eh bien, soit, monsieur, répondit-il, j’irai vous voir dans votre mansarde.
– Quand cela, monsieur?
– Demain.
– À quelle heure?
– Le matin.
– C’est qu’au point du jour, je vais à mon amphithéâtre et, de là, à l’hôpital.
– Précisément, c’est ce qu’il me faut. Je vous eusse demandé de m’y conduire si vous ne me l’eussiez pas proposé.
– Vous entendez, de bonne heure. Je dors peu, dit Marat.
– Et moi, je ne dors pas, répondit Balsamo. Ainsi donc, au point du jour.
– Je vous attendrai.
Là-dessus, ils se séparèrent, car ils étaient arrivés à la porte de la rue, aussi sombre et aussi solitaire au moment de leur sortie qu’elle était peuplée et bruyante au moment de leur entrée.
Balsamo prit à gauche et disparut rapidement.
Marat l’imita en tirant à droite avec ses jambes longues et grêles.
Balsamo fut exact: à six heures du matin, il heurtait, le lendemain, à la porte du palier qui, centre d’un long corridor percé de six portes, formait le dernier étage d’une vieille maison de la rue des Cordeliers.
Marat, on le voyait bien, avait tout préparé pour recevoir plus dignement son hôte illustre. Le maigre lit de noyer, la commode à dessus de bois, reluisaient de propreté sous le chiffon de laine d’une femme de ménage, qui s’escrimait à tour de bras sur ces meubles vermoulus.
Marat lui-même prêtait une aide active à cette femme et rafraîchissait dans un petit pot de faïence bleue des fleurs pâles et étiolées, le principal ornement de la mansarde.
Il tenait encore un torchon de toile sous le bras, ce qui indiquait qu’il n’avait touché aux fleurs qu’après avoir donné son coup de main aux meubles.
Comme la clef était à la porte et que Balsamo était entré sans frapper, il surprit Marat dans cette occupation.
Marat, à la vue du maître, rougit beaucoup plus qu’il ne convenait à un stoïcien véritable.
– Vous voyez, monsieur, dit-il en jetant sournoisement derrière un rideau le torchon révélateur, je suis homme de ménage, et j’aide à cette bonne femme. Je choisis l’ouvrage, par exemple, ce qui n’est peut-être pas d’un bon plébéien, mais qui n’est pas non plus tout à fait d’un grand seigneur.
– C’est d’un jeune homme pauvre et qui aime la propreté, dit froidement Balsamo, voilà tout. Êtes-vous bientôt prêt, monsieur? Vous savez que mes moments sont comptés.
– Je passe mon habit, monsieur… Dame Grivette, mon habit… C’est ma portière, monsieur; c’est mon valet de chambre, c’est ma cuisinière, c’est mon intendant, et elle me coûte un écu par mois.