– Je loue l’économie, dit Balsamo; c’est la richesse des pauvres, c’est la sagesse des riches.
– Mon chapeau, ma canne, dit Marat.
– Allongez la main, dit Balsamo; voilà votre chapeau, et sans doute cette canne, qui est près de votre chapeau, est la vôtre.
– Oh! pardon, monsieur, je suis tout confus.
– Êtes-vous prêt?
– Oui, monsieur. Ma montre, dame Grivette.
Dame Grivette se tourna et se retourna, mais ne répondit point.
– Vous n’avez pas besoin de montre, monsieur, pour aller à l’amphithéâtre et à l’hôpital; on serait peut-être longtemps à la retrouver, et cela nous retarderait.
– Cependant, monsieur, je tiens beaucoup à ma montre, qui est excellente et que j’ai achetée à force d’économies.
– En votre absence, dame Grivette la cherchera, répondit Balsamo avec un sourire; et, si elle cherche bien, à votre retour, elle sera retrouvée.
– Oh! certainement, dit dame Grivette, elle sera retrouvée, si toutefois monsieur ne l’a pas laissée ailleurs; rien ne se perd ici.
– Vous voyez bien, dit Balsamo. Allons, monsieur, allons.
Marat n’osa point insister et suivit Balsamo tout en grommelant.
Lorsqu’ils furent à la porte:
– Où allons-nous d’abord? dit Balsamo.
– À l’amphithéâtre, si vous voulez, maître; j’y ai désigné un sujet qui a dû mourir cette nuit d’une méningite aiguë; j’ai des observations à faire sur son cerveau, et je ne voudrais pas que mes camarades me le prissent.
– Allons donc à l’amphithéâtre, monsieur Marat.
– D’autant plus que ce n’est qu’à deux pas d’ici; que l’amphithéâtre touche à l’hôpital, et que nous ne faisons qu’entrer et sortir; vous pouvez même m’attendre à la porte.
– Au contraire, je désire entrer avec vous: vous me direz votre opinion sur le sujet.
– Quand il était un corps, monsieur?
– Non, depuis qu’il est un cadavre.
– Holà! prenez-y garde, dit Marat en souriant; je pourrai gagner un point sur vous, car je connais cette partie de ma profession et suis, dit-on, un assez habile anatomiste.
– Orgueil, orgueil, toujours orgueil! murmura Balsamo.
– Que dites-vous? demanda Marat.
– Je dis que nous allons voir cela, monsieur, répliqua Balsamo. Entrons.
Marat s’engagea le premier dans l’allée étroite qui conduisait à cet amphithéâtre, au bout de la rue Hautefeuille.
Balsamo le suivit sans hésiter jusque dans la salle longue et étroite où, sur une table de marbre, on voyait deux cadavres étendus, l’un de femme l’autre d’homme.
La femme était morte jeune. L’homme était vieux et chauve; un méchant suaire leur voilait le corps, en laissant leurs visages à moitié découverts.
Tous deux étaient couchés côte à côte sur ce lit glacé, eux qui jamais peut-être ne s’étaient vus en ce monde, et dont les âmes, voyageant alors dans l’éternité, devaient être bien surprises de voir un pareil voisinage à leurs enveloppes mortelles.
Marat leva et jeta de côté, d’un seul mouvement, le linge grossier qui couvrait les deux malheureux que la mort avait faits égaux devant le scalpel du chirurgien.
Les deux cadavres étaient nus.
– La vue des morts ne vous répugne-t-elle pas? dit Marat avec sa fanfaronnade ordinaire.
– Elle m’attriste, répliqua Balsamo.
– Défaut d’habitude, dit Marat. Moi qui vois ce spectacle tous les jours, je n’en éprouve ni tristesse ni dégoût. Nous autres praticiens, voyez-vous, nous vivons avec les morts et nous n’interrompons pour eux aucune des fonctions de notre vie.
– C’est un triste privilège de votre profession, monsieur.
– Et puis, ajouta Marat, pourquoi m’attristerais-je ou pourquoi me dégoûterais-je? Dans le premier cas, j’ai la réflexion; dans le second, j’ai l’habitude.
– Expliquez-moi vos idées, dit Balsamo; je les comprends mal. La réflexion, d’abord.
– Soit! pourquoi m’effrayerais-je? pourquoi aurais-je peur d’un corps inerte, d’une statue qui est de chair au lieu d’être de pierre, de marbre ou de granit?
– En effet, il n’y a rien, n’est-ce pas, dans un cadavre?
– Rien, absolument rien.
– Vous le croyez?
– J’en suis sur.
– Mais dans un corps vivant?
– Il y a le mouvement, dit superbement Marat.
– Et l’âme, vous n’en parlez pas, monsieur.
– Je ne l’ai jamais vue dans les corps que j’ai fouillés avec mon scalpel.
– Parce que vous n’avez fouillé que des cadavres.
– Oh! si fait, monsieur, j’ai fort opéré sur les corps vivants.
– Et vous n’avez rien trouvé en eux de plus que dans les cadavres?
– Si fait, j’ai trouvé la douleur: est-ce la douleur que vous appelez l’âme?
– Alors, vous n’y croyez pas?
– À quoi?
– À l’âme.
– J’y crois, parce que je suis libre de l’appeler le mouvement, si je veux.
– Voilà qui est fort bien; vous croyez à l’âme, c’est tout ce que je vous demandais; cela me fait du bien, que vous y croyiez.
– Un instant, mon maître, entendons-nous, et surtout n’exagérons pas, dit Marat avec son sourire de vipère. Nous autres praticiens, nous sommes un peu matérialistes.
– Ces corps sont bien froids, dit Balsamo rêveur, et cette femme était bien belle.
– Mais oui.
– Une belle âme eût certes bien été à ce beau corps.
– Ah! voilà où fut l’erreur de celui qui la créa. Beau fourreau, vilaine lame. Ce corps, mon maître, était celui d’une coquine qui sortait de Saint-Lazare lorsqu’elle mourut d’une inflammation cérébrale, à l’Hôtel-Dieu. Sa chronique est longue et passablement scandaleuse. Si vous appelez âme le mouvement qui faisait agir cette créature, vous ferez tort à nos âmes, qui doivent être de la même essence.
– Âme qu’on eût dû guérir, dit Balsamo, et qui s’est perdue faute du seul médecin qui soit indispensable, d’un médecin de l’âme.
– Hélas! hélas! mon maître, c’est encore là une de vos théories. Il n’y a de médecins que pour les corps, dit Marat avec un rire amer. Et tenez, maître, vous avez en ce moment sur les lèvres un mot que Molière a mis souvent dans ses comédies et c’est ce mot qui vous fait sourire.