– Non, dit Balsamo, vous vous trompez et ne pouvez savoir à quelle chose je souris. Pour le moment, ce que nous concluons, n’est-ce pas, c’est que ces cadavres sont vides?
– Et insensibles, dit Marat en soulevant la tête de la jeune femme et en la laissant retomber bruyamment sur le marbre sans que le corps eût seulement bougé ou frémi.
– Très bien, dit Balsamo; passons à l’hôpital maintenant.
– Un instant, maître, pas avant, je vous prie, que j’aie détaché du tronc cette tête qui me fait envie, et qui a été le siège d’une maladie fort curieuse. Vous permettez?
– Comment donc! dit Balsamo.
Marat ouvrit sa trousse, en tira un bistouri et ramassa dans un coin un gros maillet de bois tout pointillé de taches de sang.
Alors, d’une main exercée, il pratiqua une incision circulaire, qui sépara toutes les chairs et tous les muscles du cou; puis, arrivé à l’os, il glissa son bistouri entre deux jointures de la colonne vertébrale, et frappa dessus avec le maillet un coup énergique et sec.
La tête roula sur la table, et de la table à terre. Marat fut obligé de la ressaisir de ses mains humides.
Balsamo se détourna pour ne pas donner trop de joie au triomphateur.
– Un jour, dit Marat, qui croyait prendre le maître en faiblesse, un jour quelque philanthrope s’occupera de la mort comme les autres s’occupent de la vie, trouvera une machine qui détachera ainsi la tête d’un seul coup, et qui rendra l’anéantissement instantané, ce que ne fait aucun des autres genres de mort; la roue, l’écartèlement et la pendaison sont des supplices appartenant à des peuples barbares et non à des peuples civilisés. Une nation éclairée comme la France doit punir, et non se venger; car la société qui roue, qui pend ou qui écartèle, se venge du criminel par la souffrance avant de le punir par la mort; ce qui est trop de moitié, à mon avis.
– Et au mien aussi, monsieur. Mais comment comprenez-vous cet instrument?
– Je comprends une machine froide et impassible comme la loi elle-même; l’homme chargé de punir s’impressionne à la vue de son semblable, et parfois manque son coup, comme il est arrivé pour Chalais et pour le duc de Monmouth. Il n’en serait pas ainsi d’une machine, de deux bras de chêne qui feraient mouvoir un coutelas, par exemple.
– Et croyez-vous, monsieur, que, parce que ce coutelas passerait avec la rapidité de la foudre entre la base de l’occiput et les muscles trapèzes, croyez-vous que la mort serait instantanée et la douleur rapide?
– La mort serait instantanée, sans contredit, puisque le fer trancherait d’un coup les nerfs qui donnent le mouvement. La douleur serait rapide, puisque le fer séparerait le cerveau, qui est le siège des sentiments, du cœur, qui est le centre de la vie.
– Monsieur, dit Balsamo, le supplice de la décapitation existe en Allemagne.
– Oui, mais par l’épée, et, je vous l’ai dit, la main de l’homme peut trembler.
– Une pareille machine existe en Italie; un corps de chêne la fait mouvoir, et on l’appelle la mannaja.
– Eh bien?
– Eh bien, monsieur, j’ai vu des criminels décapités par le bourreau se lever sans tête, du siège où ils étaient assis, et s’en aller en trébuchant tomber à dix pas de là. J’ai ramassé des têtes qui roulaient au bas de la mannaja, comme cette tête que vous tenez par les cheveux a roulé tout à l’heure au bas de cette table de marbre, et, en prononçant à l’oreille de cette tête le nom dont on l’avait baptisée pendant sa vie, j’ai vu ses yeux se rouvrir et se tourner dans leur orbite, cherchant à voir qui les avait appelés de la terre pendant ce passage du temps à l’éternité.
– Mouvement nerveux, pas autre chose.
– Les nerfs ne sont-ils pas les organes de la sensibilité?
– Que concluez-vous de là, monsieur?
– Je conclus qu’il vaudrait mieux qu’au lieu de chercher une machine qui tuât pour punir, l’homme cherchât un moyen de punir sans tuer. Elle sera la meilleure et la plus éclairée des sociétés, croyez-moi, la société qui aura trouvé ce moyen-là.
– Utopie encore! utopie toujours! dit Marat.
– Cette fois, vous avez peut-être raison, dit Balsamo; le temps nous éclairera… N’avez-vous point parlé de l’hôpital?… Allons-y!
– Allons!
Et il enveloppa la tête de la jeune femme dans son mouchoir de poche, dont il noua soigneusement les quatre coins.
– Maintenant, dit en sortant Marat, je suis sûr au moins que mes camarades n’auront que mon reste.
On prit le chemin de l’Hôtel-Dieu; le rêveur et le praticien marchaient à côté l’un de l’autre.
– Vous avez coupé très froidement et très habilement cette tête, monsieur, dit Balsamo. Avez-vous moins d’émotion quand il s’agit des vivants que des morts? La souffrance vous touche-t-elle plus que l’immobilité? Êtes-vous plus pitoyable aux corps qu’aux cadavres?
– Non, car ce serait un défaut, un défaut comme c’en est un au bourreau de se laisser impressionner. On tue aussi bien un homme en lui coupant mal la cuisse qu’en lui coupant mal la tête. Un bon chirurgien doit opérer avec sa main et non avec son cœur, quoiqu’il sache bien, en son cœur, que, pour une souffrance d’un instant, il donne des années de vie et de santé. C’est le beau côté de notre profession celui-là, maître!
– Oui, monsieur; mais, sur les vivants, vous rencontrez l’âme, j’espère?
– Oui, si vous convenez avec moi que l’âme, c’est le mouvement ou la sensibilité; oui, certes, je la rencontre, et bien gênante même, car elle tue plus de malades que n’en tue mon scalpel.
On était arrivé au seuil de l’Hôtel-Dieu. Ils entrèrent à l’hospice. Bientôt, guidé par Marat, qui n’avait pas quitté son sinistre fardeau, Balsamo put pénétrer dans la salle des opérations, envahie par le chirurgien en chef et par les élèves en chirurgie.
Les infirmiers venaient d’apporter là un jeune homme renversé la semaine précédente par une lourde voiture, dont la roue lui avait broyé le pied. Une première opération faite à la hâte sur le membre engourdi par la douleur n’avait pas suffi; le mal s’était développé rapidement, l’amputation de la jambe était devenue urgente.
Ce malheureux, étendu sur le lit d’angoisses, regardait, avec un effroi qui eût attendri des tigres, cette bande d’affamés qui épiaient l’instant de son martyre, de son agonie peut-être, pour étudier la science de la vie, phénomène merveilleux derrière lequel se cache le sombre phénomène de la mort.