– Ah! dit ironiquement Marat, vous en arriverez peut-être à lire dans les cœurs?
– Pourquoi pas?
– Alors, vous ferez pratiquer à la poitrine de l’homme cette petite fenêtre que désiraient tant y voir les anciens?
– Il n’est pas besoin de cela, monsieur: j’isolerai l’âme du corps; et l’âme, fille pure, fille immaculée de Dieu, me dira toutes les turpitudes de cette enveloppe mortelle qu’elle est condamnée à animer.
– Vous révélerez des secrets matériels?
– Pourquoi pas?
– Vous me direz, par exemple, qui m’a volé ma montre?
– Vous abaissez la science à un triste niveau, monsieur. Mais, n’importe! la grandeur de Dieu est aussi bien prouvée par le grain de sable que par la montagne, par le ciron que par l’éléphant. Oui, je vous dirai qui vous a volé votre montre.
En ce moment, on frappa timidement à la porte. C’était la femme de ménage de Marat qui était rentrée et qui, selon l’ordre donné par le jeune chirurgien, apportait la lettre.
Chapitre CVII La portière de Marat
La porte s’ouvrit et donna passage à dame Grivette.
Cette femme, que nous n’avons pas pris le temps d’esquisser parce que sa figure était de celles que le peintre relègue au dernier plan tant qu’il n’a pas besoin d’elles; cette femme s’avance maintenant dans le tableau mouvant de cette histoire, et demande à prendre sa place dans l’immense panorama que nous avons entrepris de dérouler aux yeux de nos lecteurs; panorama dans lequel nous encadrerions, si notre génie égalait notre volonté, depuis le mendiant jusqu’au roi, depuis Caliban jusqu’à Ariel, depuis Ariel jusqu’à Dieu.
Nous allons donc essayer de crayonner dame Grivette, qui se détache de son ombre et qui s’avance vers nous.
C’était une longue et sèche créature de trente-deux à trente-trois ans, jaune de couleur, avec des yeux bleus bordés de noir, type effrayant du dépérissement que subissent à la ville, dans des conditions de misère, d’asphyxie incessante et de dégradation physique et morale, ces créatures que Dieu a faites belles, et qui fussent devenues magnifiques dans leur entier développement, comme le sont en ce cas-là toutes les créatures de l’air, du ciel et de la terre, quand l’homme n’a pas fait de leur vie un long supplice, c’est-à-dire lorsqu’il n’a pas fatigué leur pied avec l’entrave et leur estomac avec la faim, ou avec une nourriture presque aussi fatale que pourrait l’être l’absence de toute nourriture.
Ainsi la portière de Marat eût été une belle femme, si, depuis l’âge de quinze ans, elle n’eût habité un taudis sans air et sans jour, si le feu de ses instincts naturels, alimenté par cette chaleur de four, ou par un froid de glace, eût sans cesse brûlé avec mesure. Elle avait des mains longues et maigres, que le fil de la couturière avait sillonnées de petites coupures, que l’eau savonneuse de la buanderie avait crevassées et amollies, que la braise de la cuisine avait rôties et tannées; mais, malgré tout cela, des mains, on le voyait à la forme, c’est-à-dire à cette trace indélébile du muscle divin; des mains qu’on eût appelées des mains royales, si, au lieu des ampoules du balai, elles eussent eu celles du sceptre.
Tant il est vrai que ce pauvre corps humain n’est que l’enseigne de notre profession.
Dans cette femme, l’esprit, supérieur au corps, et qui, par conséquent, avait mieux résisté que lui, l’esprit veillait comme une lampe; il éclairait, pour ainsi dire, le corps par un reflet diaphane, et parfois on voyait monter à des yeux hébétés et ternis un rayon de l’intelligence, de la beauté, de la jeunesse, de l’amour, de tout ce qu’il y a d’exquis enfin dans la nature humaine.
Balsamo regarda longtemps cette femme, ou plutôt cette nature singulière, qui, au reste, avait dès la première vue frappé son œil observateur.
La portière entra donc tenant la lettre à la main, et, d’une voix doucereuse, d’une voix de vieille femme, car les femmes condamnées à la misère sont vieilles à trente ans:
– Monsieur Marat, dit-elle, voici la lettre que vous avez demandée.
– Ce n’est pas la lettre que je désirais avoir, c’est vous que je voulais voir, dit Marat.
– Eh bien, votre servante, monsieur Marat, me voici.
Dame Grivette fit une révérence.
– Que désirez-vous?
– Je désire savoir des nouvelles de ma montre, dit Marat; vous vous en doutez bien.
– Ah! dame! ça, je ne peux pas dire ce qu’elle est devenue. Je l’ai vue hier toute la journée, pendue à son clou, à la cheminée.
– Vous vous trompez: toute la journée, elle a été dans mon gousset; seulement, à six heures du soir, comme je sortais, comme j’allais au milieu d’une grande foule, comme je craignais qu’on me la volât, je l’ai mise sous le chandelier.
– Si vous l’avez mise sous le chandelier, elle doit y être encore.
Et la portière, avec une bonhomie feinte qu’elle ne se doutait pas être si puissamment révélatrice, alla lever justement, des deux chandeliers qui ornaient la cheminée, celui sous lequel Marat avait caché sa montre.
– Oui, voilà bien le chandelier, dit le jeune homme; mais la montre?
– Non, en vérité, elle n’y est plus. Est-ce que vous ne l’aviez pas mise là, monsieur Marat?
– Mais, lorsque je vous dis…
– Cherchez bien.
– Oh! j’ai cherché, dit Marat avec un regard courroucé.
– Vous l’aurez perdue, alors.
– Mais je vous dis qu’hier, moi-même, je l’ai mise là, sous ce chandelier.
– Quelqu’un alors sera entré ici, dit dame Grivette; vous recevez tant de gens, tant d’inconnus!
– Prétexte! prétexte! s’écria Marat s’emportant de plus en plus; vous savez bien que personne n’est entré depuis hier. Non, non, ma montre a pris le chemin qu’a pris la pomme d’argent de ma dernière canne, qu’a pris cette petite cuiller d’argent que vous savez, qu’a pris mon couteau à six lames! On me vole, dame Grivette, on me vole. J’ai supporté bien des choses, mais je ne supporterai pas celle-là; prenez-y garde!
– Mais, monsieur, dit dame Grivette, est-ce que vous m’accusez, par hasard?
– Vous devez surveiller mes effets.
– Je n’ai pas seule la clef.
– Vous êtes la portière.