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Animez-vous, jeunes fillettes,

avec des accompagnements d’orchestre à faire périr Apollon, comme ce dernier avait fait périr Marsyas.

Rousseau demeura seul au milieu du foyer. La dauphine l’avait quitté pour mettre la dernière main à sa toilette.

Rousseau, trébuchant, tâtonnant, regagna le corridor; mais, au beau milieu, il se heurta dans un couple éblouissant de diamants, de fleurs et de dentelles, qui emplissait le corridor, bien que le jeune homme serrât fort tendrement le bras de la jeune femme.

La jeune femme, avec ses dentelles frissonnantes, avec sa coiffure gigantesque, son éventail et ses parfums, était radieuse comme un astre. Rousseau venait d’être heurté par elle.

Le jeune homme, mince, délicat, charmant, froissant son cordon bleu sur son jabot d’Angleterre, poussait des éclats de rire d’une engageante franchise, et les coupait soudain par des réticences ou des chuchotements qui faisaient rire la dame à son tour, et les montrait ensemble de la meilleure intelligence du monde.

Rousseau reconnut madame la comtesse du Barry dans cette belle dame, dans cette séduisante créature; et, aussitôt qu’il l’eut vue, selon son habitude de s’absorber dans une seule contemplation, il ne vit plus son compagnon.

Le jeune homme au cordon bleu n’était autre que M. le comte d’Artois, qui folâtrait du plus joyeux de son cœur avec la maîtresse de son grand-père.

Madame du Barry, en apercevant cette noire figure de Rousseau, se mit à crier:

– Ah! mon Dieu!

– Eh quoi! fit le comte d’Artois regardant à son tour le philosophe.

Et déjà il étendait la main pour faire doucement passage à sa compagne.

– M. Rousseau! s’écria madame du Barry.

– Rousseau de Genève? dit le comte d’Artois, du ton d’un écolier en vacances.

– Oui, Monseigneur, répliqua la comtesse.

– Ah! bonjour, monsieur Rousseau, dit l’espiègle en voyant que Rousseau venait de pousser une pointe désespérée pour forcer le passage; bonjour… Nous allons entendre de votre musique.

– Monseigneur…, balbutia Rousseau qui aperçut le cordon bleu.

– Ah! de la bien charmante musique, dit la comtesse, bien conforme à l’esprit et au cœur de son auteur!

Rousseau releva la tête et vint brûler son regard au regard de feu de la comtesse.

– Madame…, dit-il de mauvaise humeur.

– Je jouerai Colin, madame, s’écria le comte d’Artois, et je vous prie, madame la comtesse, de jouer Colette.

– De tout mon cœur, Monseigneur; mais je n’oserai jamais, moi qui ne suis pas artiste, profaner la musique du maître.

Rousseau eût donné sa vie pour oser regarder encore; mais la voix, mais le ton, mais la flatterie, mais la beauté avaient chacun déposé un hameçon dans son cœur.

Il voulut fuir.

– Monsieur Rousseau, dit le prince en lui barrant le passage, je veux que vous m’appreniez le rôle de Colin.

– Je n’oserais demander à monsieur de me donner des conseils pour celui de Colette, dit la comtesse en jouant la timidité, de sorte qu’elle acheva de terrasser le philosophe.

Les yeux de celui-ci cependant demandèrent pourquoi.

– Monsieur me hait, dit-elle au prince de sa voix enchanteresse.

– Allons donc! s’écria le comte d’Artois, vous! qui peut vous haïr, madame?

– Vous le voyez bien, dit-elle.

– M. Rousseau est trop honnête homme et fait de trop jolies choses pour fuir une aussi charmante femme, dit le comte d’Artois.

Rousseau poussa un grand soupir, comme s’il eût été prêt à rendre l’âme, et il s’enfuit par la mince ouverture que le comte d’Artois laissa imprudemment entre lui et la muraille.

Mais Rousseau n’avait pas de bonheur ce soir-là; il ne fit pas quatre pas sans aller se heurter à un nouveau groupe.

Cette fois, ce groupe se composait de deux hommes; l’un vieux, l’autre jeune: l’un avait le cordon bleu, c’était le jeune; l’autre, qui pouvait avoir cinquante-cinq ans, était vêtu de rouge et tout pâle d’austérité.

Ces deux hommes entendirent le joyeux comte d’Artois crier et rire de toute sa force:

– Ah! monsieur Rousseau, monsieur Rousseau, je dirai que madame la comtesse vous a fait fuir, et, en vérité, personne ne le voudra croire.

– Rousseau? murmurèrent les deux hommes.

– Arrêtez-le, mon frère, dit le prince toujours riant; arrêtez-le, monsieur de la Vauguyon.

Rousseau comprit alors sur quel écueil son étoile fâcheuse venait de le faire échouer.

M. le comte de Provence et le gouverneur des enfants de France!

Le comte de Provence barra donc aussi le chemin à Rousseau.

– Bonjour, monsieur, lui dit-il de sa voix brève et pédante.

Rousseau, éperdu, s’inclina en murmurant:

– Je n’en sortirai pas!

– Ah! je suis bien aise de vous trouver, monsieur! dit le prince du ton d’un précepteur qui cherchait et qui retrouve un écolier en faute.

– Encore des compliments absurdes, pensa Rousseau. Que ces grands sont fades!

– J’ai lu votre traduction de Tacite, monsieur.

– Ah! c’est vrai, se dit Rousseau; celui-ci est un savant, un pédant.

– Savez-vous que c’est fort difficile à traduire, Tacite?

– Mais, Monseigneur, je l’ai écrit dans une petite préface.

– Oui je le sais bien, je le sais bien; vous y dites que vous ne savez que médiocrement le latin.

– Monseigneur, c’est bien vrai.

– Alors, pourquoi traduire Tacite, monsieur Rousseau?

– Monseigneur, c’est un exercice de style.

– Ah! monsieur Rousseau, vous avez eu tort de traduire imperatoria brevitate par un discours grave et concis.

Rousseau, inquiet, chercha dans sa mémoire.

– Oui, dit le jeune prince avec l’aplomb d’un vieux savant qui relève une faute dans Saumaise; oui, vous avez traduit ainsi. C’est dans le paragraphe où Tacite raconte que Pison harangua ses soldats.

– Eh bien, Monseigneur?

– Eh bien, monsieur Rousseau, imperatoria brevitate signifie avec la concision d’un général… ou d’un homme habitué à commander. La concision du commandement… voilà l’expression, n’est-ce pas, monsieur de la Vauguyon?

– Oui, Monseigneur, répondit le gouverneur.