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«C’est de l’instinct, direz-vous. mais pourquoi refuseriez-vous à notre âme immortelle l’instinct du malheur? Tout, depuis quelque temps, réussit à notre famille. Je le sais bien. Vous voilà capitaine, vous; moi, me voilà placée presque dans l’intimité de la dauphine; mon père a soupé hier, dit-on, presque en tête à tête avec le roi. Eh bien! Philippe, je le répète, dussé-je vous paraître insensée, tout cela m’effraye plus que notre douce misère et notre obscurité de Taverney.

– Et cependant, là-bas, chère sœur, dit tristement Philippe, vous étiez seule aussi; là-bas, non plus, je n’étais pas avec vous pour vous consoler.

– Oui; mais au moins j’étais seule, seule avec mes souvenirs d’enfance; il me semblait que cette maison, où avait vécu, où avait respiré, où était morte ma mère, me devait la protection natale, si l’on peut s’exprimer ainsi; tout m’y était doux, caressant, ami. Je vous voyais partir avec calme et revenir avec joie. Mais, que vous partissiez ou revinssiez, mon cœur n’était pas tout à vous, il tenait à cette chère maison, à mes jardins, à mes fleurs, à cet ensemble dont autrefois vous n’étiez qu’une partie; aujourd’hui vous êtes le tout, Philippe; et quand vous me quittez, tout me quitte.

– Et cependant, Andrée, dit Philippe, aujourd’hui vous avez une protection bien autrement puissante que la mienne.

– C’est vrai.

– Un bel avenir.

– Qui sait?…

– Pourquoi donc doutez-vous?

– Je l’ignore.

– C’est de l’ingratitude envers Dieu, ma sœur.

– Oh! non, grâce au ciel, je ne suis pas ingrate envers le Seigneur et soir et matin je le remercie; mais il me semble qu’au lieu de recevoir mes actions de grâces chaque fois que je fléchis les genoux, une voix d’en haut me dit: «Prends garde, jeune fille, prends garde!»

– Mais à quoi dois-tu prendre garde? Réponds. J’admets avec toi qu’un malheur te menace. As-tu quelque pressentiment de ce malheur? Sais-tu que faire pour aller au-devant de lui en l’affrontant, ou que faire pour l’éviter?

– Je ne sais rien, Philippe, si ce n’est qu’il me semble, vois-tu, que ma vie ne tient plus qu’à un fil, que rien ne luit plus pour moi au delà de ce moment qui va marquer ton départ. Il me semble en un mot, que, pendant mon sommeil, on m’a roulée sur la pente d’un précipice trop rapide pour que je m’arrête en me réveillant; que je suis réveillée; que je vois l’abîme et que, cependant, j’y suis entraînée et que, vous absent, vous n’étant plus là pour me retenir, je vais y disparaître et m’y briser.

– Chère sœur, bonne Andrée, dit Philippe ému malgré lui à cet accent plein d’une terreur si vraie, vous vous exagérez une tendresse dont je vous remercie. Oui, vous perdez un ami, mais momentanément: je ne serai pas si loin que vous ne puissiez me rappeler si besoin était; d’ailleurs, songez qu’à l’exception de vos chimères, rien ne vous menace.

Andrée s’arrêta devant son frère.

– Alors, Philippe, dit-elle, vous qui êtes un homme, vous qui avez plus de force que moi, d’où vient que vous êtes en ce moment aussi triste que je le suis moi-même? Voyons, dites, mon frère, comment expliquez-vous cela?

– C’est facile, chère sœur, dit Philippe en arrêtant la marche d’Andrée, qu’elle avait reprise en cessant de parler. Nous ne sommes pas frère et sœur seulement par l’âme et le sang, mais encore par l’âme et les sentiments; aussi vivions-nous dans une intelligence qui, pour moi surtout, depuis notre arrivée à Paris, est devenue une bien douce habitude. Je romps cette chaîne, chère amie, ou plutôt on la rompt et le coup s’en fait sentir jusque dans mon cœur. Je suis donc triste, mais momentanément; voilà tout. Moi, Andrée, moi, je vois au delà de notre séparation; moi, je ne crois pas à un malheur, si ce n’est à celui de ne plus nous voir pendant quelques mois, pendant une année peut-être; moi, je me résigne et ne vous dis point adieu, mais au revoir.

Malgré ces paroles consolantes, Andrée ne répondit que par ses sanglots et par ses larmes.

– Chère sœur, s’écria Philippe en voyant l’expression de cette tristesse qui lui paraissait incompréhensible, chère sœur, vous ne m’avez pas tout dit, vous me cachez quelque chose, parlez au nom du Ciel, parlez.

Et il la prit dans ses bras, la rapprochant de lui et la pressant sur son cœur pour lire dans ses yeux.

– Moi? dit-elle. Non, non, Philippe, je vous le jure, vous savez tout, et vous avez mon cœur entre vos mains.

– Eh bien, alors, par grâce, Andrée, du courage, ne m’affligez point ainsi.

– Vous avez raison, dit-elle, et je suis folle. Écoutez: je n’ai jamais eu l’esprit bien fort, vous le savez mieux que personne, vous, Philippe; toujours j’ai craint, toujours j’ai rêvé, toujours j’ai soupiré; mais je n’ai pas le droit d’associer à mes douloureuses chimères un frère si tendrement aimé, alors qu’il me rassure et me prouve que j’ai tort de m’alarmer. Vous avez raison, Philippe: c’est vrai, c’est bien vrai, tout est parfait pour moi ici. Philippe, pardonnez-moi donc; vous le voyez, j’essuie mes yeux, je ne pleure plus, je souris. Philippe, ce n’est plus adieu, c’est au revoir que je vais dire.

Et la jeune fille embrassa tendrement son frère en lui dérobant une dernière larme qui voilait encore sa paupière et qui roula comme une perle sur l’aiguillette d’or du jeune officier.

Philippe la regarda avec cette tendresse infinie qui tient à la fois du frère et du père.

– Andrée, dit-il, je vous aime ainsi. Soyez courageuse. Je pars, mais le courrier vous apportera une lettre de moi chaque semaine. Faites, je vous prie, que, chaque semaine aussi, j’en reçoive une de vous.

– Oui, Philippe, dit Andrée; oui, et ce sera mon seul bonheur. Mais vous avez prévenu mon père, n’est-ce pas?

– De quoi?

– De votre départ.