Andrée ouvrait les yeux avec étonnement. Le baron reprit sans lui laisser le temps de réfléchir:
– Ces femmes perdues qui déshonorent le trône, vous les chasserez d’un seul regard; votre présence purifiera la cour. C’est à votre influence généreuse que la noblesse du royaume devra le retour des bonnes mœurs, de la politesse, de la pure galanterie. Ma fille, vous pouvez, vous devez être un astre régénérateur pour ce pays et une couronne de gloire pour notre nom.
– Mais, dit Andrée étourdie, que me faudra-t-il faire pour cela?
– Andrée, reprit-il, je vous ai dit souvent qu’il faut en ce monde forcer les gens à être vertueux en leur faisant aimer la vertu. La vertu renfrognée, triste et psalmodiant des sentences, fait fuir ceux mêmes qui voudraient le plus ardemment s’approcher d’elle. Donnez à la vôtre toutes les amorces de la coquetterie, du vice même. Cela est facile à une fille spirituelle et forte comme vous l’êtes. Faites-vous si belle, que la cour ne parle que de vous; faites-vous si agréable aux yeux du roi, qu’il ne puisse se passer de vous; faites-vous si secrète, si réservée pour tous, excepté pour Sa Majesté, qu’on vous attribue bien vite tout le pouvoir que vous ne pouvez manquer d’obtenir.
– Je ne comprends pas bien ce dernier avis, dit Andrée.
– Laissez-moi vous guider; vous exécuterez sans comprendre, ce qui vaut mieux pour une sage et généreuse créature comme vous. À propos, pour exécuter le premier point, ma fille, je dois garnir votre bourse. Prenez ces cent louis, et montez votre toilette d’une façon digne du rang auquel vous êtes appelée depuis que le roi nous a fait l’honneur de nous distinguer.
Taverney donna cent louis à sa fille, lui baisa la main et sortit.
Il reprit rapidement l’allée par laquelle il était venu, et n’aperçut pas, au fond du bosquet des Amours, Nicole en grande conversation avec un seigneur qui lui parlait à l’oreille.
Chapitre CXVII Ce qu’il fallait à Althotas pour compléter son élixir de vie
Le lendemain de cette conversation, vers quatre heures de l’après-midi, Balsamo était occupé, dans son cabinet de la rue Saint-Claude, à lire une lettre que Fritz venait de lui remettre. Cette lettre était sans signature: il la tournait et retournait entre ses mains.
– Je connais cette écriture, disait-il, longue, irrégulière, un peu tremblée, et avec force fautes d’orthographe.
Et il relisait:
«Monsieur le comte,
Une personne qui vous a consulté quelque temps avant la chute du dernier ministère et qui déjà vous avait consulté longtemps auparavant, se présentera aujourd’hui chez vous pour obtenir une consultation nouvelle. Vos nombreuses occupations vous permettront-elles de donner à cette personne une demi-heure entre quatre et cinq heures du soir?»
Cette lecture achevée pour la deuxième ou la troisième fois, Balsamo retombait dans sa recherche.
– Ce n’est pas la peine de consulter Lorenza pour si peu; d’ailleurs, ne sais-je plus deviner moi-même? L’écriture est longue, signe d’aristocratie; irrégulière et tremblée, signe de vieillesse; pleine de fautes d’orthographe: c’est d’un courtisan. Ah! niais que je suis! c’est de M. le duc de Richelieu. Bien certainement, j’aurai une demi-heure pour vous, monsieur le duc; une heure, une journée. Prenez mon temps et faites-en le vôtre. N’êtes-vous pas, sans le savoir, un de mes agents mystérieux, un de mes démons familiers? Ne poursuivons-nous pas la même œuvre? N’ébranlons-nous pas la monarchie d’un même effort, vous en vous faisant son âme, moi en me faisant son ennemi? Venez, monsieur le duc, venez.
Et Balsamo tira sa montre pour voir combien de temps encore il avait à attendre le duc.
En ce moment une sonnette retentit dans la corniche du plafond.
– Qu’y a-t-il donc? fit Balsamo tressaillant. Lorenza m’appelle, Lorenza! Elle veut me voir. Lui serait-il arrivé quelque chose de fâcheux? ou bien serait-ce un de ces retours de caractère dont j’ai été si souvent témoin et quelquefois victime? Hier, elle était bien pensive, bien résignée, bien douce; hier, elle était bien comme j’aime à la voir. Pauvre enfant! Allons.
Alors il ferma sa chemise brodée, cacha son jabot de dentelle sous sa robe de chambre, donna un regard à son miroir pour s’assurer que sa coiffure n’était pas trop en désordre et s’achemina vers l’escalier, après avoir répondu par un coup de sonnette pareil à la demande de Lorenza.
Mais, selon son habitude, Balsamo s’arrêta dans la chambre qui précédait celle de la jeune femme, et, se tournant les bras croisés du côté où il supposait qu’elle devait être, avec cette force de volonté qui ne connaît point d’obstacles, il lui ordonna de dormir.
Puis, à travers une gerçure presque imperceptible de la boiserie, comme s’il eût douté de lui-même ou comme s’il eût cru avoir besoin de redoubler de précautions, il regarda.
Lorenza était endormie sur un canapé, où, chancelant sans doute sous la volonté de son dominateur, elle était allée chercher un appui. Un peintre n’eût certes pas pu trouver pour elle une attitude plus poétique. Tourmentée et haletante sous le poids du rapide fluide que Balsamo lui avait envoyé, Lorenza ressemblait à une de ces belles Arianes de Vanloo, dont la poitrine est gonflée, le torse plein d’ondulations et de secousses, la tête perdue de désespoir ou de fatigue.
Balsamo entra donc par son passage habituel et s’arrêta devant elle pour la contempler, mais aussitôt il la réveilla: elle était trop dangereuse ainsi.
À peine eut-elle ouvert les yeux, qu’elle laissa un éclair jaillir de ses prunelles; puis, comme pour asseoir ses idées encore fluctuantes, elle lissa ses cheveux avec la paume de ses deux mains, étancha ses lèvres humides d’amour, et, fouillant profondément sa mémoire, rassembla ses souvenirs disséminés.
Balsamo la regardait avec une sorte d’anxiété. Il était habitué depuis longtemps au brusque passage de la douceur amoureuse à un élan de colère et de haine. La réflexion de ce jour, réflexion à laquelle il n’était pas habitué, le sang-froid avec lequel Lorenza le recevait, au lieu de ces élans de haine accoutumés, lui annonçaient pour cette fois quelque chose de plus sérieux peut-être que tout ce qu’il avait vu jusque-là.
Lorenza se redressa donc et, secouant la tête en levant son long regard velouté vers Balsamo:
– Veuillez, lui dit-elle, vous asseoir près de moi, je vous prie.