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Gilbert n’avait point quitté son observatoire. Il avait entendu dire à Nicole qu’elle reviendrait dans deux heures. il attendait. Cependant, comme l’heure était passée depuis dix minutes à peu près, il commença à craindre qu’elle ne revînt pas.

Tout à coup, il l’aperçut courant comme si elle eût été poursuivie.

Elle s’approcha de la grille, passa à travers les barreaux la clef à Beausire; Beausire ouvrit la porte; Nicole s’élança de l’autre côté; la grille se referma avec un lourd grincement.

Puis la clef fut jetée dans les herbes du fossé, juste au-dessous de l’endroit où était Gilbert; le jeune homme l’entendit tomber avec un bruit mat et remarqua la place où elle était tombée.

Nicole et Beausire gagnaient du terrain pendant ce temps-là; Gilbert les écoutait s’éloigner et bientôt il perçut, non pas le bruit d’un carrosse, comme l’avait demandé Nicole, mais le piétinement d’un cheval qui, après quelques moments sans doute donnés aux récriminations de Nicole, qui eût voulu sortir en carrosse comme une duchesse, battit la terre de ses quatre pieds ferrés, lesquels bientôt retentirent sur le pavé de la route.

Gilbert respira.

Gilbert était libre, Gilbert était débarrassé de Nicole, c’est-à-dire de son ennemie. Andrée restait seule; peut-être, en s’en allant, Nicole avait-elle laissé la clef à la porte; peut-être lui, Gilbert, pourrait-il pénétrer jusqu’à Andrée.

Cette idée fit bondir le bouillant jeune homme avec toutes les fureurs de la crainte et de l’incertitude, de la curiosité et du désir.

Et, suivant en sens inverse le chemin que venait de faire Nicole, il prit sa course vers le pavillon des communs.

Chapitre CXX La double vue

Andrée, restée seule, était sortie peu à peu de cet engourdissement moral qui l’avait surprise, et, tandis que Nicole fuyait en croupe derrière M. de Beausire, elle s’était agenouillée et faisait une fervente prière pour Philippe, le seul être au monde qu’elle aimât d’une affection vraie et profonde.

Elle priait, absorbée dans sa confiance en Dieu.

Les prières d’Andrée ne se composaient pas d’ordinaire d’une suite de mots attachés les uns aux autres; c’était une espèce d’extase divine dans laquelle l’âme s’élevait jusqu’au Seigneur et se confondait en lui.

Il n’y avait dans ces supplications passionnées de l’esprit dégagé de la matière aucun mélange d’égoïsme. Andrée s’abandonnait en quelque sorte elle-même, pareille au naufragé qui a perdu l’espoir et qui ne prie plus pour lui, mais pour sa femme et ses enfants destinés à devenir orphelins.

Cette douleur intime était née à Andrée depuis le départ de son frère; et pourtant la douleur n’était pas sans mélange: comme la prière, elle se composait de deux éléments distincts dont l’un n’était pas bien intelligible pour la jeune fille.

C’était comme un pressentiment, comme l’approche perceptible d’un malheur prochain. C’était une sensation analogue à celle des élancements d’une blessure cicatrisée. La douleur continue s’est éteinte, mais le souvenir en survit longtemps et avertit de la présence du mal, comme le faisait autrefois la blessure elle-même.

Andrée n’essaya pas même de se rendre compte de ce qu’elle éprouvait; tout entière au souvenir de Philippe, elle ramena sur ce frère chéri la totalité des impressions qui l’agitaient.

Ensuite, elle se releva, se choisit un livre parmi ceux qui garnissaient sa modeste bibliothèque, plaça sa bougie à portée de sa main et se mit au lit.

Le livre qu’elle avait choisi, ou plutôt qu’elle avait pris au hasard, était un dictionnaire de botanique. Ce livre, on le comprend, n’était point fait pour absorber son attention, il l’engourdit au contraire. Bientôt un nuage, transparent d’abord, mais qui allait s’épaississant, s’étendit sur sa vue. La jeune fille lutta un instant contre le sommeil, ressaisit deux ou trois fois sa pensée fugitive qui lui échappa de nouveau; puis, en avançant la tête pour souffler la bougie, elle aperçut le verre d’eau préparé par Nicole; elle étendit le bras, le prit d’une main, de l’autre remua, à l’aide de la cuiller, le sucre à moitié fondu, et, déjà sous la pression du sommeil, elle approcha le verre de sa bouche.

Tout à coup, et comme ses lèvres allaient toucher la liqueur, une commotion étrange fit trembler sa main, un poids humide à la fois tomba sur son cerveau, et Andrée reconnut avec terreur, aux élans du fluide qui courait sur ses nerfs, cette invasion surnaturelle de sensations inconnues qui, déjà plusieurs fois, avaient triomphé de ses forces et brisé sa raison.

Elle n’eut que le temps de reposer le verre sur l’assiette, et presque aussitôt, sans autre plainte qu’un soupir échappé à sa bouche entrouverte, elle perdit l’usage de la voix, de la vue, de l’intelligence, et tomba comme foudroyée sur son lit, en proie à une torpeur mortelle.

Mais cette espèce d’anéantissement ne fut que le passage momentané d’une existence à une autre.

De morte qu’elle était avec ses yeux qui semblaient fermés pour toujours, elle se leva tout à coup, rouvrit les yeux avec une fixité effrayante, et, comme une statue de marbre qui descendrait de son tombeau, elle descendit de son lit.

Il n’y avait plus à en douter, Andrée dormait de ce sommeil merveilleux qui déjà plusieurs fois avait suspendu sa vie.

Elle traversa la chambre, ouvrit la porte vitrée et déboucha dans le corridor avec cette attitude rigide et ferme d’un marbre animé.

L’escalier se présenta devant elle et fut descendu marche à marche, sans hésitation, sans précipitation; puis Andrée apparut sur le perron.

Comme Andrée mettait le pied sur la plus haute marche pour descendre, Gilbert mettait le pied sur la plus basse pour monter.

Gilbert vit donc cette femme blanche et solennelle s’avancer comme si elle venait au-devant de lui.

Il recula devant elle, et alla, reculant toujours, s’enfoncer dans une charmille.

C’était ainsi, il se le rappelait, qu’il avait déjà vu Andrée au château de Taverney.

Andrée passa devant Gilbert, l’effleura même et ne le vit pas.

Le jeune homme, écrasé, éperdu, se laissa tomber sur son mollet replié sous lui: il avait peur.

Ne sachant à quoi attribuer cette étrange sortie d’Andrée, il la suivait des yeux; mais sa raison était confondue, mais son sang battait avec impétuosité ses tempes, mais il était plus près de la folie que de ce froid bon sens qu’il faut à l’observateur.

Il demeura donc accroupi sur l’herbe au milieu des feuilles, et guettant comme il faisait depuis que ce fatal amour était entré dans son cœur.