Tout à coup, le mystère de cette sortie lui fut expliqué: Andrée n’était ni folle, ni égarée, comme il le croyait. Andrée, de ce pas froid et sépulcral, allait à un rendez-vous.
Un éclair venait de sillonner le ciel.
Gilbert, à la lueur bleuâtre de cet éclair, vit un homme caché sous la sombre avenue de tilleuls, et, si rapide qu’eut été la flamme d’orage, il avait vu se détacher sur le fond noir son visage pâle et ses vêtements en désordre.
Andrée marchait vers cet homme, qui tenait un bras étendu comme pour l’attirer à lui.
Quelque chose comme la morsure d’un fer rouge mordit le cœur de Gilbert et le fit se redresser sur ses genoux pour mieux voir.
En ce moment, un autre éclair passa dans la nuit.
Gilbert reconnut Balsamo, couvert de sueur et de poussière; Balsamo, qui, à l’aide de quelque mystérieuse intelligence, avait pénétré dans Trianon; Balsamo enfin qui attirait Andrée à lui, aussi invinciblement, aussi fatalement que le serpent attire l’oiseau.
À deux pas de lui, Andrée s’arrêta.
Il lui prit la main. Andrée tressaillit de tout son corps.
– Voyez-vous? dit-il.
– Oui, répondit Andrée; mais, en m’appelant ainsi, vous avez failli me tuer.
– Pardon, pardon, répondit Balsamo; mais c’est que j’ai la tête perdue, c’est que je ne m’appartiens plus, c’est que je deviens fou, c’est que je me meurs.
– En effet, vous souffrez, dit Andrée, avertie de la souffrance de Balsamo par le contact de sa main.
– Oui, oui, je souffre, et je viens chercher la consolation près de vous. Vous seule pouvez me sauver.
– Interrogez-moi.
– Une seconde fois, voyez-vous?
– Oh! parfaitement.
– Voulez-vous me suivre chez moi, le pouvez-vous?
– Je le puis, si vous voulez me conduire par la pensée.
– Venez.
– Ah! dit Andrée, nous entrons dans Paris, nous suivons le boulevard, nous nous enfonçons dans une rue qui n’est éclairée que par une seule lanterne.
– C’est cela: entrons, entrons.
– Nous sommes dans une antichambre. Il y a un escalier à droite; mais vous m’entraînez vers le mur: le mur s’ouvre; des degrés se présentent…
– Montez! montez! s’écria Balsamo, c’est notre chemin.
– Ah! nous voici dans une chambre; il y a des peaux de lion, des armes. Tiens, la plaque de la cheminée s’ouvre.
– Passons; où êtes-vous?
– Dans une chambre singulière, dans une chambre sans issues, dont les fenêtres sont grillées; oh! comme tout est en désordre dans cette chambre!
– Mais, vide, vide, n’est-ce pas?
– Vide.
– Pouvez-vous voir la personne qui l’habitait?
– Oui, si l’on me donne un objet qui l’ait touchée, qui vienne d’elle ou qui lui appartienne.
– Tenez; voici de ses cheveux.
Andrée prit les cheveux et les approcha de sa personne.
– Oh! je la reconnais, dit-elle, j’ai déjà vu cette femme; elle fuyait vers Paris.
– C’est cela, c’est cela; pouvez-vous me dire ce qu’elle a fait depuis deux heures et comment elle s’est enfuie?
– Attendez, attendez; oui: elle est couchée sur un sofa; elle a la poitrine à moitié nue, avec une blessure au-dessous du sein.
– Voyez, Andrée, voyez, ne la quittez plus.
– Elle était endormie; elle se réveille; elle cherche autour d’elle; elle tire un mouchoir; elle monte sur une chaise; elle attache le mouchoir aux barreaux de sa fenêtre. Oh! mon Dieu!
– Elle veut donc mourir réellement?
– Oh! oui, elle est décidée. Mais cette mort l’épouvante. Elle laisse le mouchoir attaché aux barreaux. Descends, ah! pauvre femme!
– Quoi?
– Oh! comme elle pleure! Comme elle souffre! Comme elle se tord les bras; elle cherche un angle de muraille où se briser le front.
– Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura Balsamo.
– Oh! elle s’élance contre la cheminée. La cheminée représente deux lions de marbre; elle va se briser le front contre la tête du lion.
– Après?… après?… Voyez, Andrée, voyez, je le veux!
– Elle s’arrête.
Balsamo respira.
– Elle regarde.
– Que regarde-t-elle? demanda Balsamo.
– Elle a aperçu du sang sur l’œil du lion.
– Mon Dieu! mon Dieu! murmura Balsamo.
– Oui, du sang, et cependant elle ne s’est pas frappée. Oh! c’est étrange! ce sang n’est pas le sien, c’est le vôtre.
– Ce sang est le mien! s’écria Balsamo, ivre d’égarement.
– Oui, le vôtre, le vôtre! Vous vous êtes coupé les doigts avec un couteau, avec un poignard, et vous avez appuyé votre doigt ensanglanté sur l’œil du lion. Je vous vois.
– C’est vrai, c’est vrai… Mais comment s’enfuit-elle?
– Attendez, attendez, je la vois examiner ce sang, réfléchir, puis appuyer son doigt où vous avez appuyé le vôtre. Ah! l’œil du lion cède, un ressort agit. La plaque de la cheminée s’ouvre.
– Imprudent! s’écrie Balsamo; malheureux imprudent! malheureux fou que je suis! Je me suis trahi moi-même… Et elle sort? continua Balsamo, elle fuit?
– Oh! il faut lui pardonner, à la pauvre femme; elle était bien malheureuse.
– Où est-elle? Où va-t-elle? Suivez-la, Andrée, je le veux!
– Attendez, elle s’arrête un instant dans la chambre aux armes et aux fourrures; une armoire est ouverte; une cassette ordinairement enfermée dans cette armoire est posée sur une table. Elle reconnaît la cassette et la prend.
– Que contient cette cassette?
– Vos papiers, je crois.
– Comment est-elle?
– Recouverte de velours bleu avec des clous d’argent, des fermoirs d’argent, une serrure d’argent.
– Oh! dit Balsamo frappant du pied avec colère, c’est donc elle qui a pris cette cassette?
– Oui, oui, c’est elle. Elle descend l’escalier qui donne dans l’antichambre, elle ouvre la porte, elle tire la chaîne qui fait ouvrir la porte de la rue, elle sort.
– Est-il bien tard?
– Il doit être tard, car il fait nuit.
– Tant mieux! elle sera partie peu de temps avant mon retour, et j’aurai le temps de la rejoindre peut-être; suivez-la, suivez-la, Andrée.