– Une fois hors de la maison, elle court comme une folle; comme une folle, elle gagne le boulevard… Elle court… elle court, sans s’arrêter.
– De quel côté?
– Du côté de la Bastille.
– Vous la voyez toujours?
– Oui, elle est comme une insensée; elle se heurte aux passants. Elle s’arrête enfin, elle cherche à savoir où elle est… Elle interroge.
– Que dit-elle? Écoutez, Andrée, écoutez, et, au nom du Ciel, ne perdez pas une de ses paroles. Vous avez dit qu’elle interrogeait?
– Oui, un homme vêtu de noir.
– Que lui demande-t-elle?
– Elle lui demande l’adresse du lieutenant de police.
– Oh! ce n’était donc pas une vaine menace. La lui donne-t-on?
– Oui.
– Que fait-elle?
– Elle revient sur ses pas, elle prend une rue qui va en biais; elle passe sur une grande place.
– La place Royale, c’est le chemin. Lisez-vous dans son intention?
– Courez vite, courez vite! elle va vous dénoncer. Si elle arrive avant vous, si elle voit M. de Sartine, vous êtes perdu!
Balsamo poussa un cri terrible, s’élança dans le taillis, franchit une petite porte qu’ouvrit et referma une espèce d’ombre, d’un bond sauta sur son cheval Djérid, qui battait la terre à la porte.
L’animal, aiguillonné à la fois par la voix et par l’éperon, partit comme une flèche dans la direction de Paris, et l’on n’entendit plus que le froissement des pavés sur lesquels il volait.
Quant à Andrée, elle était demeurée froide, muette, pâle et debout. Mais, comme si Balsamo eût emporté sa vie avec lui, elle s’affaissa bientôt sur elle-même et tomba.
Balsamo, dans son empressement à poursuivre Lorenza, avait, en effet, oublié de réveiller Andrée.
Chapitre CXXI Catalepsie
Andrée ne s’affaissa point, ainsi que nous avons dit, tout d’un coup, mais avec des gradations que nous allons essayer de décrire.
Seule, abandonnée, saisie de ce froid intérieur qui succède à toutes les furieuses secousses du système nerveux, Andrée commença bientôt à chanceler et à tressaillir comme au début d’une attaque d’épilepsie.
Gilbert était toujours là, roide, immobile, penché en avant et la couvant du regard. Mais, pour Gilbert, on le comprend bien, pour Gilbert, ignorant les phénomènes magnétiques, il n’y avait ni sommeil, ni violence subie. Il n’avait rien ou presque rien entendu de son dialogue avec Balsamo. Pour la seconde fois seulement, à Trianon comme à Taverney, Andrée paraissait avoir obéi à l’appel de cet homme, qui avait pris sur elle une si terrible et si étrange influence; pour Gilbert, enfin, tout se résumait dans ces mots: «Mademoiselle Andrée a un amant, du moins un homme qu’elle aime et avec lequel elle a des rendez-vous la nuit.»
Le dialogue qui avait eu lieu entre Andrée et Balsamo, quoique prononcé à voix basse, avait eu tous les semblants d’une querelle. Balsamo, fuyant, insensé, éperdu, semblait un amant au désespoir; Andrée, demeurée seule, immobile, muette, semblait une amante abandonnée.
Ce fut en ce moment qu’il vit la jeune fille vaciller, se tordre les bras et tourner sur elle-même; puis elle poussa deux ou trois râlements sourds qui déchirèrent sa poitrine oppressée; elle s’efforça, ou plutôt la nature s’efforça de rejeter au dehors cette masse mal pondérée de fluide qui lui avait donné, pendant le sommeil magnétique, cette double vue dont nous avons, dans le chapitre précédent, vu se manifester les phénomènes.
Mais la nature fut vaincue, mais Andrée ne put réussir à secouer ce reste de volonté oublié sur elle par Balsamo. Elle ne put dénouer ces liens mystérieux, inextricables, qui l’avaient garrottée tout entière; et, à force de lutter, elle entra dans ces convulsions qu’autrefois les pythies, sur le trépied, subissaient devant le peuple de questionneurs religieux qui bourdonnait sur le péristyle du temple.
Andrée perdit l’équilibre, et, poussant un douloureux gémissement, tomba sur le sable comme si elle eût été foudroyée par le coup de tonnerre qui en ce moment déchira la voûte du ciel.
Mais elle n’avait pas touché le sol, que Gilbert, avec l’agilité et la vigueur du tigre, s’était élancé vers elle, l’avait saisie entre ses bras, et, sans s’apercevoir qu’il eût un fardeau à soutenir, l’emportait dans la chambre qu’elle avait quittée pour obéir à l’appel de Balsamo, et dans laquelle brûlait encore la bougie près du lit défait.
Gilbert trouva toutes les portes ouvertes, comme les avait laissées Andrée.
En entrant, il se heurta au sofa et y déposa tout naturellement la jeune fille froide et inanimée.
Tout était devenu fièvre en lui au contact de ce corps inanimé; ses nerfs étaient frémissants, son sang brûlait.
Sa première idée, cependant, fut chaste et pure: il lui fallait avant toute chose rappeler à la vie cette belle statue; il chercha des yeux la carafe pour jeter quelques gouttes d’eau au visage d’Andrée.
Mais, en ce moment, et comme sa main tremblante s’étendait vers le col élancé de l’aiguière de cristal, il lui sembla qu’un pas ferme et léger à la fois faisait crier l’escalier de bois et de briques qui conduisait à la chambre d’Andrée.
Ce n’était point Nicole, puisque Nicole s’était enfuie avec M. de Beausire; ce n’était point Balsamo, puisque Balsamo était parti au grand galop de Djérid.
Ce ne pouvait être qu’un étranger.
Gilbert surpris serait chassé. Andrée était pour lui comme ces reines d’Espagne qu’un sujet ne peut toucher même pour leur sauver la vie.
Toutes ces idées, pareilles à un tourbillon de grêles stridentes, s’abattirent sur l’esprit de Gilbert en moins de temps que n’en mit ce pas fatal à se poser sur un autre degré.
Ce pas, – ce pas, qui allait se rapprochant -, Gilbert n’en pouvait calculer l’éloignement précis, tant l’orage faisait en ce moment de bruit au ciel; mais, doué d’un sang-froid et d’une prudence supérieurs, le jeune homme comprit que sa place n’était point là, et que l’important, avant toute chose, était de n’être point vu.
Il souffla vite la bougie qui éclairait l’appartement d’Andrée et se jeta dans le cabinet qui servait de chambre à Nicole. Ainsi placé, à travers la porte vitrée de ce cabinet, il voyait à la fois et dans l’appartement d’Andrée et dans l’antichambre.
C’est dans cette antichambre que brûlait une veilleuse sur une petite console. Gilbert avait d’abord eu l’idée de la souffler comme la bougie, mais il n’en eut pas le temps; le pas cria sur les carreaux du corridor, une respiration un peu oppressée se fit entendre, la forme d’un homme apparut sur le seuil, se glissa timidement dans l’antichambre, et repoussa la porte, qu’il ferma au verrou.