Son regard, si fugitivement qu’il eût passé sur le coffret, n’échappa point à M. le lieutenant de police.
– À quel hasard dois-je l’honneur de votre présence, monsieur le comte? demanda M. de Sartine.
– Monsieur, répondit Balsamo avec un sourire plein d’aménité, j’ai eu l’honneur d’être présenté à tous les souverains de l’Europe, à tous les ministres, à tous les ambassadeurs; mais je n’ai trouvé personne qui me présentât chez vous. Je viens donc me présenter moi-même.
– En vérité, monsieur, répondit le lieutenant de police, vous arrivez à merveille; car je crois bien que, si vous ne fussiez pas venu de vous-même, j’allais avoir l’honneur de vous mander ici.
– Ah! voyez donc, dit Balsamo, comme cela se rencontre.
M. de Sartine s’inclina avec un sourire ironique.
– Est-ce que je serais assez heureux, monsieur, continua Balsamo, pour pouvoir vous être utile?
Et ces mots furent prononcés sans qu’une ombre d’émotion ou d’inquiétude rembrunît sa physionomie souriante.
– Vous avez beaucoup voyagé, monsieur le comte? demanda le lieutenant de police.
– Beaucoup, monsieur.
– Ah!
– Vous désirez quelque renseignement géographique, peut-être? Un homme de votre capacité ne s’occupe pas seulement de la France, il embrasse l’Europe, le monde…
– Géographique n’est pas le mot, monsieur le comte, moral serait plus juste.
– Ne vous gênez pas, je vous prie; pour l’un comme pour l’autre, je suis à vos ordres.
– Eh bien, monsieur le comte, figurez-vous que je cherche un homme très dangereux, ma foi, un homme qui est tout ensemble athée…
– Oh!
– Conspirateur.
– Oh!
– Faussaire.
– Oh!
– Adultère, faux monnayeur, empirique, charlatan, chef de secte; un homme dont j’ai l’histoire sur mes registres, dans cette cassette que vous voyez, partout.
– Ah! oui, je comprends, dit Balsamo; vous avez l’histoire, mais vous n’avez pas l’homme.
– Non.
– Diable! ce serait plus important, ce me semble.
– Sans doute; mais vous allez voir comme nous sommes près de le tenir. Certes, Protée n’a pas plus de formes; Jupiter n’a pas plus de noms que n’en a ce mystérieux voyageur: Acharat en Égypte, Balsamo en Italie, Somini en Sardaigne, marquis d’Anna à Malte, marquis Pellegrini en Corse, enfin comte de…
– Comte de…? ajouta Balsamo.
– C’est ce dernier nom, monsieur, que je n’ai pas bien pu lire, mais vous m’aiderez, n’est-ce pas, j’en suis sûr, car il n’est point que vous n’ayez connu cet homme pendant vos voyages et dans chacune des contrées que j’ai citées tout à l’heure.
– Renseignez-moi un peu, voyons, dit Balsamo avec tranquillité.
– Ah! je comprends; vous désirez une sorte de signalement, n’est-ce pas, monsieur le comte?
– Oui, monsieur, s’il vous plaît.
– Eh bien, dit M. de Sartine en fixant sur Balsamo un œil qu’il essayait de rendre inquisiteur, c’est un homme de votre âge, de votre taille, de votre tournure; tantôt grand seigneur semant l’or, tantôt charlatan cherchant les secrets naturels, tantôt affilié sombre de quelque confrérie mystérieuse qui jure dans l’ombre la mort des rois et l’écroulement des trônes.
– Oh! dit Balsamo, c’est bien vague.
– Comment, bien vague?
– Si vous saviez combien j’ai vu d’hommes qui ressemblent à ce portrait!
– En vérité!
– Sans doute; et vous ferez bien de préciser un peu si vous voulez que je vous aide. D’abord, savez-vous en quel pays il habite de préférence?
– Il les habite tous.
– Mais en ce moment, par exemple?
– En ce moment, il est en France.
– Et qu’y fait-il, en France?
– Il dirige une immense conspiration.
– Ah! voilà un renseignement, à la bonne heure; et, si vous savez quelle conspiration il dirige, eh bien, vous tenez un fil au bout duquel, selon toute probabilité, vous trouverez votre homme.
– Je le crois comme vous.
– Eh bien, si vous le croyez, pourquoi, en ce cas, me demandez-vous conseil? C’est inutile.
– Ah! c’est que je me consulte encore.
– Sur quoi?
– Sur ceci.
– Dites.
– Le ferai-je arrêter, oui ou non?
– Oui ou non?
– Oui ou non.
– Je ne comprends pas le non, monsieur le lieutenant de police; car enfin, s’il conspire…
– Oui; mais s’il est un peu garanti par quelque nom, par quelque titre?
– Ah! je comprends. Mais quel nom, quel titre? Il faudrait me dire cela pour que je vous aidasse dans vos recherches, monsieur.
– Eh! monsieur, je vous l’ai déjà dit, je sais le nom sous lequel il se cache; mais…
– Mais vous ne savez point celui sous lequel il se montre, n’est-ce pas?
– Justement; sans quoi…
– Sans quoi, vous le feriez arrêter?
– Immédiatement.
– Eh bien, mon cher monsieur de Sartine, c’est bien heureux, comme vous me le disiez tout à l’heure, que je sois arrivé en ce moment, car je vais vous rendre le service que vous me demandiez.
– Vous?
– Oui.
– Vous allez me dire son nom?
– Oui.
– Le nom sous lequel il se montre?
– Oui.
– Vous le connaissez donc?
– Parfaitement.
– Et quel est ce nom? demanda M. de Sartine en expectative de quelque mensonge.
– Le comte de Fœnix.
– Comment! le nom sous lequel vous vous êtes fait annoncer?…
– Le nom sous lequel je me suis fait annoncer, oui.
– Votre nom?
– Mon nom.
– Alors, cet Acharat, ce Somini, ce marquis d’Anna, ce marquis Pellegrini, ce Joseph Balsamo, c’est vous?
– Mais oui, dit simplement Balsamo, c’est moi-même.
M. de Sartine prit une minute pour se remettre de l’éblouissement que lui causa cette effrontée franchise.
– J’avais deviné, vous voyez, dit-il. Je vous connaissais, je savais que ce Balsamo et ce comte de Fœnix ne faisaient qu’un.