C’était quelquefois un ruban pour ses bonnets, quelquefois une friandise, ou une bouteille de vin de liqueur. La bonne dame, sensible à tout ce qui flattait ses goûts ou son petit orgueil, se fût au besoin contentée des exclamations que poussait Gilbert à table pour louer le talent culinaire de la maîtresse de la maison.
Car le philosophe genevois avait réussi à faire admettre le jeune protégé à la table; et, depuis les deux derniers mois, Gilbert, ainsi favorisé, s’était amassé deux louis à son trésor à lui, qui dormait sous la paillasse, à côté des vingt mille livres de Balsamo.
Mais quelle existence! quelle fixité dans la tenue de conduite et dans la volonté! Levé au jour, Gilbert commençait par examiner de son œil infaillible la position d’Andrée, pour reconnaître le moindre changement qui pourrait s’être introduit dans l’existence si sombre et si régulière de la recluse.
Rien alors n’échappait à ce regard: ni le sable du jardin sur lequel sa vue perçante mesurait les empreintes du pied d’Andrée, ni le pli des rideaux plus ou moins hermétiquement fermés, et dont l’entrebâillement était pour Gilbert un indice certain de l’humeur de la maîtresse; car, en ses jours de marasme, Andrée se refusait même la vue de la lumière du ciel…
De cette façon, Gilbert savait ce qui se passait dans l’âme et ce qui se passait dans la maison.
Il avait également trouvé moyen d’interpréter toutes les démarches de Philippe, et, calculant comme il savait le faire, il ne se trompait ni sur l’intention au départ, ni sur le résultat au retour.
Il poussa même la minutie jusqu’à suivre Philippe, un soir qu’il allait à Versailles trouver le docteur Louis… Cette visite à Versailles avait bien un peu troublé les idées du surveillant; mais, quand il vit, à deux jours de là, le docteur se glisser furtivement dans le jardin par la rue Coq-Héron, il comprit ce qui avait été un mystère l’avant-veille.
Gilbert savait les dates et n’ignorait pas que le moment approchait de réaliser toutes ses espérances. Il avait pris autant de précautions qu’il en faut pour assurer le succès d’une entreprise hérissée de difficultés. Voici comment son plan fut combiné:
Les deux louis lui servirent à louer dans le faubourg Saint-Denis un cabriolet avec deux chevaux. Cette voiture devait être à ses ordres le jour où on la requerrait.
Gilbert avait, en outre, exploré les environs de Paris dans un congé de trois ou quatre jours qu’il avait pris. Pendant ce congé, il s’était rendu dans une petite ville du Soissonnais, située à dix-huit lieues de Paris et entourée d’une immense forêt.
Cette petite ville se nommait Villers-Cotterêts. Une fois arrivé dans cette petite ville, il s’était rendu tout droit chez l’unique tabellion de l’endroit, lequel s’appelait maître Niquet.
Gilbert s’était présenté audit tabellion comme le fils de l’intendant d’un grand seigneur. Ce grand seigneur, voulant du bien à l’enfant d’une de ses paysannes, avait chargé Gilbert de trouver une nourrice à cet enfant.
Selon toute probabilité, la munificence du grand seigneur ne se bornerait point aux mois de nourrice, et il déposerait, en outre, entre les mains de maître Niquet, une certaine somme pour l’enfant.
Alors maître Niquet, qui était possesseur de trois beaux garçons, lui avait indiqué, dans un petit village nommé Haramont et situé à une lieue de Villers-Cotterêts, la fille de la nourrice de ses trois fils, laquelle, après s’être mariée légitimement en son étude, continuait le métier de madame sa mère.
Cette brave femme s’appelait Madeleine Pitou, jouissait d’un fils de quatre ans, lequel présentait tous les symptômes d’une bonne santé; elle venait, en outre, d’accoucher à nouveau, et, par conséquent, se trouvait à la disposition de Gilbert le jour où il lui plairait d’apporter ou d’envoyer son nourrisson.
Toutes ces dispositions prises, Gilbert, toujours exact, était revenu à Paris deux heures avant l’expiration du congé demandé. Maintenant, on nous demandera pourquoi Gilbert avait choisi la petite ville de Villers-Cotterêts préférablement à toute autre.
En cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, Gilbert avait subi l’influence de Rousseau.
Rousseau avait, un jour, nommé la forêt de Villers-Cotterêts comme une des plus riches en végétation qui existassent, et, dans cette forêt, il avait cité trois ou quatre villages cachés comme des nids au plus profond de la feuillée.
Or, il était impossible qu’on allât découvrir l’enfant de Gilbert dans un de ces villages.
Haramont surtout avait frappé Rousseau, si bien que Rousseau le misanthrope, Rousseau le solitaire, Rousseau l’ermite, répétait à chaque instant:
– Haramont est le bout du monde; Haramont, c’est le désert: on peut vivre et mourir la comme l’oiseau, sur la branche quand il vit, sous la feuille quand il meurt.
Gilbert avait encore entendu le philosophe raconter les détails d’un intérieur de chaumière, et rendre, avec ces traits de feu dont il animait la nature, depuis le sourire de la nourrice jusqu’au bêlement de la chèvre; depuis l’odeur appétissante de la grossière soupe aux choux jusqu’aux parfums des mûriers sauvages et des bruyères violacées.
– J’irai là, s’était dit Gilbert; mon enfant grandira sous les ombrages où le maître a exhalé des souhaits et des soupirs.
Pour Gilbert, une fantaisie était une règle invariable, surtout quand cette fantaisie se présentait avec ces apparences de nécessité morale.
Sa joie fut donc grande quand maître Niquet, allant au-devant de ses désirs, lui nomma Haramont comme un village qui convenait parfaitement à ses intentions.
De retour à Paris, Gilbert s’était préoccupé du cabriolet.
Le cabriolet n’était pas beau, mais il était solide: c’était tout ce qu’il fallait. Les chevaux étaient des percherons trapus, le postillon un lourdaud d’écurie; mais ce qui importait à Gilbert, c’était d’arriver au but et surtout de n’éveiller aucune curiosité.
Sa fable n’avait, d’ailleurs, inspiré aucune défiance à maître Niquet; il était d’assez bonne mine avec ses habits neufs, pour ressembler à un fils d’intendant de bonne maison ou à un valet de chambre, déguisé, de duc et pair.
Son ouverture n’en inspira pas davantage au conducteur; c’était le temps des confidences de peuple à gentilhomme; on recevait, dans ce temps-là, l’argent avec une certaine reconnaissance et sans prendre d’informations.
D’ailleurs, deux louis en valaient quatre à cette époque, et quatre louis, de nos jours, sont toujours bons à gagner.