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Le voiturier s’engagea donc, pourvu qu’il fût prévenu deux heures à l’avance, à mettre sa voiture à la disposition de Gilbert.

Cette entreprise avait pour le jeune homme tous les attraits que l’imagination des poètes et l’imagination des philosophes, deux fées vêtues bien différemment, prêtent aux belles choses et aux bonnes résolutions. Soustraire l’enfant à une mère cruelle, c’est-à-dire semer la honte et le deuil dans le camp des ennemis; puis, changeant de visage, entrer dans une chaumière, chez des villageois vertueux comme les peint Rousseau, et déposer sur un berceau d’enfant une grosse somme; être regardé comme un dieu tutélaire par ces pauvres gens; passer pour un grand personnage: voilà plus qu’il n’en fallait pour satisfaire l’orgueil, le ressentiment, l’amour pour le prochain, la haine pour les ennemis.

Le jour fatal arriva enfin. Il suivait dix autres jours que Gilbert avait passés dans les angoisses, dix nuits qu’il avait passées dans l’insomnie. Malgré la rigueur du froid, il couchait la fenêtre ouverte, et chaque mouvement d’Andrée ou de Philippe correspondait à son oreille, comme à la sonnette la main qui tire le fil.

Il vit ce jour-là Philippe et Andrée causer ensemble près de la cheminée; il avait vu la servante partir précipitamment pour Versailles, en oubliant de fermer les persiennes. Il courut aussitôt prévenir son voiturier, resta devant l’écurie pendant tout le temps qu’on attela, se mordant les poings et crispant ses pieds sur le pavé pour comprimer son impatience. Enfin, le postillon monta sur son cheval et Gilbert dans le cabriolet, qu’il fit arrêter au coin d’une petite rue déserte, aux environs de la Halle.

Puis il revint chez Rousseau, écrivit une lettre d’adieu au bon philosophe, de remerciement à Thérèse, annonçant qu’un petit héritage l’appelait dans le Midi; qu’il reviendrait… Le tout sans indications précises. Puis, son argent dans ses poches, un long couteau dans sa manche, il allait se glisser le long du tuyau dans le jardin, lorsqu’une idée l’arrêta.

La neige!… Gilbert, absorbé depuis trois jours, n’avait pas pensé à cela… Sur la neige, on verrait ses traces… Ces traces aboutissant au mur de la maison de Rousseau, nul doute que Philippe et Andrée ne fissent faire des recherches et que, la disparition de Gilbert coïncidant avec l’enlèvement, tout le secret ne se découvrît.

Il fallait donc, de toute nécessité, faire le tour par la rue Coq-Héron, entrer par la petite porte du jardin, pour laquelle, depuis un mois, Gilbert s’était muni d’un passe-partout, porte de laquelle partait un petit sentier battu où ses pieds, par conséquent, ne laisseraient pas de traces.

Il ne perdit pas un moment, et arriva juste à l’heure où le fiacre qui amenait le docteur Louis stationnait devant l’entrée principale du petit hôtel.

Gilbert ouvrit avec précaution la porte, ne vit personne et s’alla cacher à l’angle du pavillon, près de la serre.

Ce fut une terrible nuit; il put entendre tout: gémissements, cris arrachés par la torture; il entendit jusqu’aux premiers vagissements du fils qui lui était né.

Cependant, appuyé sur la pierre nue, il recevait, sans la sentir, toute la neige qui tombait drue et solide du ciel noir. Son cœur battait sur le manche de ce couteau qu’il serrait désespérément contre sa poitrine. Son œil fixe avait la couleur du sang, la lumière du feu.

Enfin le docteur sortit; enfin Philippe échangea les derniers mots avec le docteur.

Alors Gilbert s’approcha de la persienne, marquant sa trace sur le tapis de neige qui craquait sous ses pieds jusqu’à la cheville. Il vit Andrée endormie dans son lit, Marguerite assoupie dans le fauteuil; et, cherchant l’enfant près de la mère, il ne le vit point.

Il comprit aussitôt, se dirigea vers la porte du perron, l’ouvrit non sans un bruit qui l’épouvanta et, pénétrant jusqu’au lit qui avait été le lit de Nicole, il posa à tâtons ses doigts glacés sur le visage du pauvre enfant, à qui la douleur arracha les cris entendus par Andrée.

Puis, roulant le nouveau-né dans une couverture de laine il l’emporta, laissant la porte entrebâillée, pour ne pas redoubler le bruit si dangereux.

Une minute après, il avait gagné la rue par le jardin; il courait à la rencontre de son cabriolet, en chassait le postillon qui s’était endormi sous la capote, et, fermant le rideau de cuir, tandis que l’homme remontait à chevaclass="underline"

– Un demi-louis pour toi, dit-il, si dans un quart d’heure nous avons franchi la barrière.

Les chevaux, ferrés à glace, partirent au galop.

Chapitre CLX La famille Pitou

Pendant la route, tout effrayait Gilbert. Le bruit des voitures qui suivaient ou dépassaient la sienne, les plaintes du vent dans les arbres desséchés lui semblaient être une poursuite organisée, ou des cris poussés par ceux à qui l’enfant avait été pris.

Cependant, rien ne menaçait. Le postillon fit bravement son devoir et les deux chevaux arrivèrent fumants à Dammartin à l’heure que Gilbert avait fixée, c’est-à-dire avant les premières clartés du jour.

Gilbert donna son demi-louis, changea de chevaux et de postillon, et la course recommença.

Pendant toute la première partie de la route, l’enfant, soigneusement abrité par la couverture et garanti par Gilbert lui-même, n’avait pas senti les atteintes du froid et n’avait point poussé un seul cri. Sitôt que le jour parut, apercevant au loin la campagne, Gilbert se sentit plus courageux, et, pour couvrir les plaintes que l’enfant commençait à faire entendre, il entama une de ces éternelles chansons comme il en chantait à Taverney au retour de ses chasses.

Le cri de l’essieu, des soupentes, le bruit de ferraille de toute la voiture, les grelots des chevaux, lui firent un accompagnement diabolique dont le postillon augmenta lui-même l’intensité en mêlant au refrain de Gilbert les éclats d’une Bourbonnaise tant soit peu séditieuse.

Il en résulta que ce dernier conducteur ne soupçonna même pas que Gilbert emportait un enfant dans le cabriolet. Il arrêta ses chevaux en avant de Villers-Cotterêts, reçut, comme on en était convenu, le prix du voyage, plus un écu de six livres, et Gilbert reprenant son fardeau soigneusement enfermé par les plis de la couverture, entonnant le plus sérieusement possible sa chanson, s’éloigna subitement, enjamba un fossé et disparut dans un sentier jonché de feuilles, qui descendait, en tournoyant à gauche de la route, vers le village d’Haramont.

Le temps s’était mis au froid. Plus de neige depuis quelques heures; un terrain ferme et hérissé de broussailles aux longs filaments, aux touffes épineuses. Au-dessus se dessinaient, sans feuilles et attristés, les arbres de la forêt, par les branchages desquels brillait l’azur pâle d’un ciel encore embrumé.