Ils en étaient là quand le père Pitou rentra des champs, l’air calme et joyeux. C’était une de ces natures épaisses et honnêtes, bourrées de douceur et de santé, comme les a peintes Greuze dans ses bons tableaux.
Quelques mots le mirent au courant. Il comprenait d’ailleurs par amour propre les choses, surtout celles qu’il ne comprenait pas…
Gilbert expliqua que la pension de l’enfant devait être payée jusqu’à ce qu’il fût devenu un homme, et capable de vivre seul avec l’aide de sa raison et de ses bras.
– Soit, dit Pitou; je crois que nous aimerons cet enfant, car il est mignon.
– Lui aussi! dirent Angélique et Madeleine, il le trouve comme nous!
– Venez donc avec moi, je vous prie, chez maître Niquet; je déposerai chez lui l’argent nécessaire, afin que vous soyez contents et que l’enfant puisse être heureux.
– Tout de suite, monsieur, répliqua Pitou père.
Et il se leva.
Alors Gilbert prit congé des bonnes femmes et s’approcha du berceau dans lequel on avait déjà placé le nouveau venu au détriment de l’enfant de la maison.
Il se pencha sur le berceau d’un air sombre, et, pour la première fois, regardant le visage de son fils, il s’aperçut qu’il ressemblait à Andrée.
Cette vue lui brisa le cœur; il fut obligé de s’enfoncer les ongles dans la chair, pour comprimer une larme qui montait de ce cœur blessé à sa paupière.
Il déposa un baiser timide, tremblant même, sur la joue fraîche du nouveau né et recula en chancelant.
Le père Pitou était déjà sur le seuil, un bâton ferré en main, sa belle veste sur le dos, en sautoir.
Gilbert donna un demi-louis au gros Ange Pitou, qui rôdait entre ses jambes, et les deux femmes lui demandèrent l’honneur de l’embrasser, avec la touchante familiarité des campagnes.
Tant d’émotions avaient accablé ce père de dix-huit ans, qu’un peu plus il y succombait. Pâle, nerveux, il commençait à perdre la tête.
– Partons, dit-il à Pitou.
– À vos souhaits, monsieur, répliqua le paysan en ouvrant la marche.
Et ils partirent en effet.
Tout à coup, Madeleine se mit à crier du seuiclass="underline"
– Monsieur! monsieur!
– Qu’y a-t-il? dit Gilbert.
– Son nom! son nom! Comment voulez-vous qu’on le nomme?
– Il s’appelle Gilbert! répliqua le jeune homme avec un mâle orgueil.
Chapitre CLXI Le départ
Ce fut chez le tabellion une affaire bien promptement réglée. Gilbert déposa, sous son nom, une somme de vingt mille moins quelques cent livres destinée à subvenir aux frais d’éducation et d’entretien de l’enfant, comme aussi à lui former un établissement de laboureur lorsqu’il aurait atteint l’âge d’homme.
Gilbert régla éducation et entretien à la somme de cinq cents livres par an, pendant quinze ans, et décida que le reste de l’argent serait attribué à une dot quelconque ou à un achat d’établissement ou de terre.
Ayant ainsi pensé à l’enfant, Gilbert pensa aux nourriciers. Il voulut que deux mille quatre cents livres fussent données aux Pitou par l’enfant dès qu’il aurait atteint dix-huit ans. Jusque-là, maître Niquet ne devait fournir les sommes annuelles que jusqu’à la concurrence de cinq cents livres.
Maître Niquet devait jouir de l’intérêt de l’argent, pour fruit de ses peines.
Gilbert se fit donner un reçu en bonne forme, de l’argent par Niquet, de l’enfant par Pitou: Pitou ayant contrôlé la signature de Niquet pour la somme; Niquet, celle de Pitou pour l’enfant; en sorte qu’il put partir vers l’heure de midi, laissant Niquet dans l’admiration de cette sagesse prématurée; Pitou, dans la jubilation d’une fortune si rapide.
Aux confins du village d’Haramont, Gilbert crut qu’il se séparait du monde entier. Rien pour lui n’avait plus ni signification ni promesses. Il venait de divorcer avec la vie insouciante du jeune homme, et d’accomplir une de ces actions sérieuses que les hommes pouvaient appeler un crime, que Dieu pouvait punir d’un châtiment sévère.
Toutefois, confiant en ses propres idées, en ses propres forces, Gilbert eut le courage de s’arracher des bras de maître Niquet, qui l’avait accompagné, qui l’avait pris dans une amitié vive, et qui le tentait par mille et mille séductions.
Mais l’esprit est capricieux, la nature humaine est sujette aux faiblesses. Plus un homme a de volonté, de ressort spontanément, plus vite lancé dans l’exécution des entreprises, il mesure la distance qui le sépare déjà de son premier pas. C’est alors que s’inquiètent les meilleurs courages; c’est alors qu’ils se disent comme César: «Ai-je bien fait de passer le Rubicon?»
Gilbert, se trouvant sur la lisière de la forêt, tourna encore une fois ses regards sur le taillis aux cimes rougissantes qui lui cachaient tout Haramont, excepté le clocher. Ce tableau ravissant de bonheur et de paix le plongea dans une rêverie pleine de regrets et de délices.
– Fou que je suis, se dit-il, où vais-je? Dieu ne se détourne-t-il pas avec colère dans la profondeur du ciel? Quoi! une idée s’est offerte à moi; quoi! une circonstance a favorisé l’exécution de cette idée; quoi! un homme suscité par Dieu pour causer le mal que j’ai fait a consenti à réparer ce mal, et je me trouve aujourd’hui possesseur d’un trésor et de mon enfant! Ainsi, avec dix mille livres – dix mille autres étant réservées à l’enfant – je puis ici vivre comme un heureux cultivateur, parmi ces bons villageois, au sein de cette nature sublime et féconde. Je puis m’ensevelir à jamais dans une douce béatitude, travailler et penser, oublier le monde et m’en faire oublier; je puis, bonheur immense! élever moi-même cet enfant et jouir ainsi de mon ouvrage.
«Pourquoi non? ces bonnes chances ne sont-elles pas la compensation de toutes mes souffrances passées? Oh! oui, je puis vivre ainsi; oui, je puis me substituer, dans le partage, à cet enfant que, d’ailleurs, j’aurai élevé moi-même, gagnant ainsi l’argent qui sera donné à des mercenaires. Je puis avouer à maître Niquet que je suis son père, je puis tout!»
Et son cœur s’emplit peu à peu d’une joie indicible et d’un espoir qu’il n’avait pas encore savouré, même dans les hallucinations les plus riantes de ses rêves.
Tout à coup, le ver qui sommeillait au fond de ce beau fruit se réveilla et montra sa tête hideuse; c’était le remords, c’était la honte, c’était le malheur.
– Je ne puis, se dit Gilbert en pâlissant. J’ai volé l’enfant à cette femme, comme je lui ai volé son honneur… J’ai volé l’argent à cet homme pour en faire, ai-je dit, une réparation. Je n’ai donc plus le droit de m’en faire du bonheur à moi-même; je n’ai pas non plus le droit de garder l’enfant, puisqu’une autre ne l’aura pas. Il est à nous deux, cet enfant, ou à personne.