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Eh bien! refuserez-vous de me rendre ce service?

Non, monsieur; mais cest que

Aprs?

Cest quil ne vous recevra pas.

Il ne recevra pas un gentilhomme gar qui vient lui demander lhospitalit? Cest donc un ours que votre baron?

Dame! fit le jeune homme avec une intonation qui voulait dire: Cela y ressemble beaucoup, monsieur.

Nimporte, dit le voyageur, je me risquerai.

Je ne vous le conseille pas, rpondit Gilbert.

Bah! rpondit le voyageur. Si ours que soit votre baron, il ne me mangera pas vivant.

Non; mais peut-tre vous fermera-t-il sa porte.

Alors je lenfoncerai, et moins que vous ne refusiez de me servir de guide

Je ne refuse pas, monsieur.

Montrez-moi donc le chemin.

Volontiers.

Le voyageur remonta alors dans le cabriolet et y prit une petite lanterne.

Le jeune homme espra un instant, la lanterne tant teinte, que ltranger rentrerait dans lintrieur de la voiture, et quil pourrait voir, par lentrebillement de la porte, ce que cet intrieur renfermait.

Mais le voyageur ne sapprocha pas mme de la porte de la caisse.

Il mit la lanterne aux mains de Gilbert.

Celui-ci la tourna et la retourna en tous sens.

Que voulez-vous que je fasse de cette lanterne, monsieur? dit-il.

Que vous clairiez la route tandis que je conduirai les chevaux.

Mais elle est teinte, votre lanterne.

Nous allons la rallumer.

Ah! oui, dit Gilbert, vous avez du feu dans lintrieur de la voiture.

Et dans ma poche, rpondit le voyageur.

Ce sera difficile dallumer de lamadou par cette pluie-l.

Le voyageur sourit.

Ouvrez la lanterne, dit-il.

Gilbert obit.

Mettez votre chapeau au-dessus de mes deux mains.

Gilbert obit encore; on le voyait suivre ces prparatifs avec la plus grande curiosit. Gilbert ne connaissait dautre moyen de se procurer du feu que de battre le briquet.

Le voyageur tira de sa poche un tui dargent et de cet tui une allumette; puis, ouvrant le bas de ltui, il plongea cette allumette dans une pte inflammable sans doute, car aussitt lallumette prit feu avec un lger ptillement.

Laction fut si instantane et si inattendue, que Gilbert tressaillit.

Le voyageur sourit cette surprise, bien naturelle une poque o quelques chimistes seulement connaissaient le phosphore, et gardaient ce secret pour leurs expriences personnelles.

Le voyageur communiqua la flamme magique la mche de sa bougie, puis il referma ltui, quil remit dans sa poche.

Le jeune homme suivait le prcieux rcipient avec des yeux ardents de convoitise. Il tait vident quil et donn bien des choses pour tre possesseur dun pareil trsor.

Maintenant que nous avons de la lumire, voulez-vous me conduire? demanda le voyageur.

Venez, monsieur, dit Gilbert.

Et le jeune homme marcha devant tandis que son compagnon, prenant le cheval au mors, le forait davancer.

Au reste, le temps tait devenu plus tolrable, la pluie avait peu prs cess et lorage sloignait en grondant.

Le voyageur prouva le premier le besoin de reprendre la conversation.

Vous paraissez bien connatre ce baron de Taverney, mon ami? dit-il.

Oui, monsieur, et cest tout simple, car je suis chez lui depuis mon enfance.

Cest votre parent, peut-tre?

Non, monsieur.

Votre tuteur?

Non.

Votre matre?

Le jeune homme tressaillit ce mot ce matre, et une vive rougeur colora ses joues ordinairement ples.

Je ne suis pas domestique, monsieur, dit-il.

Mais enfin, reprit le voyageur, vous tes quelque chose.

Je suis le fils dun ancien mtayer du baron; ma mre a nourri mademoiselle Andre.

Je comprends: vous tes dans la maison titre de frre de lait de cette jeune personne, car je suppose que la fille du baron est jeune.

Elle a seize ans, monsieur.

Sur les deux questions, comme on le voit, Gilbert en escamotait une. Ctait celle qui lui tait personnelle.

Le voyageur parut faire la mme rflexion que nous; cependant il dirigea son interrogatoire vers un autre point.

Par quel hasard tiez-vous sur la route par un temps comme celui quil fait? demanda-t-il.

Je ntais pas sur la route, monsieur, jtais sous une roche qui longe le chemin.

Et que faisiez-vous sous cette roche?

Je lisais.

Vous lisiez?

Oui.

Et que lisiez-vous?

Le Contrat social, de monsieur J.J. Rousseau.

Le voyageur regarda le jeune homme avec un certain tonnement.

Vous aviez pris ce livre dans la bibliothque du baron? demanda-t-il.

Non, monsieur, je lai achet.

O cela? Bar-le-Duc?

Non, monsieur, ici, un colporteur qui passait: il passe comme cela depuis quelque temps dans la campagne beaucoup de colporteurs avec de bons livres.

Qui vous a dit que le Contrat social tait un bon livre?

Je lai vu en le lisant, monsieur.

En avez-vous donc lu de mauvais, que vous puissiez tablir cette diffrence?

Oui.

Et quappelez-vous de mauvais livres?

Mais le Sofa, Tanza et Nadarn, et autres livres de cette espce.

O diable avez-vous trouv ces livres?

Dans la bibliothque du baron.

Par quel moyen le baron se procure-t-il ces nouveauts, dans un trou comme celui quil habite?

On les lui envoie de Paris.

Comment, sil est pauvre comme vous le dites, mon ami, le baron met-il son argent de pareilles fadaises?

Il ne les achte pas, on les lui donne.

Ah! on les lui donne?

Oui, monsieur.

Qui cela?

Un de ses amis, un grand seigneur.

Un grand seigneur? Savez-vous son nom, ce grand seigneur?

Il sappelle le duc de Richelieu.

Comment! le vieux marchal?

Oui, le marchal, cest cela.

Et je prsume quil ne laisse pas traner de pareils livres devant mademoiselle Andre.

Au contraire, monsieur, il les laisse traner partout.

Mademoiselle Andre est-elle de votre avis, que ces livres sont de mauvais livres? demanda en souriant narquoisement le voyageur.

Mademoiselle Andre ne les lit pas, monsieur, rpondit schement Gilbert.

Le voyageur se tut un instant. Il tait vident que cette singulire nature, mlange de bon et de mauvais, de vergogne et de hardiesse, lintressait malgr lui.

Et pourquoi avez-vous lu ces livres, puisque vous saviez quils taient mauvais? continua celui que le vieux savant avait dsign sous le nom dAcharat.

Parce quen les ouvrant jignorais leur valeur.

Vous lavez cependant facilement juge.

Oui, monsieur.

Et vous avez continu de les lire, nanmoins?

Jai continu.

Dans quel but?

Ils mapprenaient des choses que je ne savais pas.

Et le Contrat social?

Il mapprend des choses que javais devines.

Lesquelles?

Cest que tous les hommes sont frres, cest que les socits sont mal organises, qui ont des serfs ou des esclaves! Cest quun jour tous les individus seront gaux.

Ah! ah! fit le voyageur.

Il y eut un instant de silence pendant lequel Gilbert et son compagnon continurent de marcher, le voyageur tirant le cheval par la bride, Gilbert tenant la lanterne sa main.

Vous avez donc bien envie dapprendre, mon ami? dit tout bas le voyageur.

Oui, monsieur, cest mon plus grand dsir.

Et que voudriez-vous apprendre? Voyons!

Tout, dit le jeune homme.

Et pourquoi voulez-vous apprendre?

Pour mlever.

Jusquo?

Gilbert hsita. Il tait vident quil avait un but dans sa pense; mais ce but, ctait sans doute son secret, et il ne voulait pas le dire.

Jusquo lhomme peut atteindre, rpondit-il.

Mais, au moins, avez-vous tudi quelque chose?