Rien. Comment voulez-vous que jtudie, ntant pas riche et habitant Taverney?
Comment! vous ne savez pas un peu de mathmatiques?
Non.
De physique?
Non.
De chimie?
Non. Je sais lire et crire, voil tout; mais je saurai tout cela.
Quand?
Un jour.
Par quel moyen?
Je lignore; mais je le saurai.
Singulier enfant! murmura le voyageur.
Et alors, murmura Gilbert se parlant lui-mme.
Alors?
Oui.
Quoi?
Rien.
Cependant Gilbert et celui auquel il servait de guide marchaient depuis un quart dheure peu prs; la pluie avait tout fait cess, et la terre commenait mme exhaler cet cre parfum qui remplace au printemps les brlantes manations de lorage.
Gilbert semblait rflchir profondment.
Monsieur, dit-il tout coup, savez-vous ce que cest que lorage?
Sans doute, je le sais.
Vous?
Oui, moi.
Vous savez ce que cest que lorage? Vous savez ce qui cause la foudre?
Le voyageur sourit.
Cest la combinaison des deux lectricits, llectricit du nuage et llectricit du sol.
Gilbert poussa un soupir.
Je ne comprends pas, dit-il.
Peut-tre le voyageur allait-il donner au pauvre jeune homme une explication plus comprhensible, mais malheureusement, en ce moment mme, une lumire brilla travers le feuillage.
Ah! ah! fit linconnu, quest-ce que cela?
Cest Taverney.
Nous sommes donc arrivs?
Voici la porte charretire.
Ouvrez-la.
Oh! monsieur, la porte de Taverney ne souvre pas comme cela.
Mais cest donc une place de guerre que votre Taverney? Voyons, frappez.
Gilbert sapprocha de la porte, et, avec lhsitation de la timidit, il frappa un coup.
Oh! oh! dit le voyageur, on ne vous entendra jamais, mon ami; frappez plus fort.
En effet, rien nindiquait que lappel de Gilbert et t entendu. Tout restait dans le silence.
Vous prenez la chose sur vous? dit Gilbert.
Nayez pas peur.
Gilbert nhsita plus; il quitta le marteau et se pendit la sonnette, qui rendit un son tellement clatant, quon et pu lentendre dune lieue.
Ma foi! si votre baron na pas entendu cette fois, il faut quil soit sourd, dit le voyageur.
Ah! voil Mahon qui aboie, dit le jeune homme.
Mahon! reprit le voyageur; cest sans doute une galanterie de votre baron en faveur de son ami le duc de Richelieu.
Je ne sais pas, monsieur, ce que vous voulez dire.
Mahon est la dernire conqute du marchal.
Gilbert poussa un second soupir.
Hlas! monsieur, je vous lai dj avou, je ne sais rien, dit-il.
Ces deux soupirs rsumaient pour ltranger une srie de souffrances caches et dambitions comprimes sinon dues.
En ce moment un bruit de pas se fit entendre.
Enfin! dit ltranger.
Cest le bonhomme La Brie, dit Gilbert.
La porte souvrit; mais, laspect de ltranger et de sa voiture trange, La Brie, pris limproviste et qui croyait ouvrir Gilbert seulement, voulut refermer la porte.
Pardon, pardon, lami, dit le voyageur; mais cest bien ici que nous venons; il ne faut point nous jeter la porte au nez.
Cependant, monsieur, je dois prvenir M. le baron quune visite inattendue
Ce nest pas la peine de le prvenir, croyez-moi. Je risquerai sa mauvaise mine, et si lon me chasse, ce ne sera, je vous en rponds, quaprs que je me serai rchauff, sch, repu. Jai entendu dire que le vin tait bon par ici; vous devez en savoir quelque chose, hein?
La Brie, au lieu de rpondre linterrogation, essaya de rsister; mais ctait un parti pris de la part du voyageur, et il fit avancer les deux chevaux et la voiture dans lavenue, tandis que Gilbert refermait la porte, ce qui fut fait en un clin dil. La Brie, alors, se voyant vaincu, prit le parti daller annoncer lui-mme sa dfaite, et prenant ses vieilles jambes son cou, il slana vers la maison en criant de toute la force de ses poumons:
Nicole Legay! Nicole Legay!
Quest-ce que Nicole Legay? demanda ltranger continuant de savancer vers le chteau avec la mme tranquillit.
Nicole, monsieur? reprit Gilbert avec un lger tremblement.
Oui, Nicole, celle quappelle matre La Brie.
Cest la femme de chambre de mademoiselle Andre, monsieur.
Cependant, aux cris de La Brie, une lumire apparut sous les arbres, clairant une charmante figure de jeune fille.
Que me veux-tu, La Brie, demanda-t-elle, et pourquoi tout ce tapage?
Vite, Nicole, vite, cria la voix chevrotante du vieillard; va annoncer monsieur quun tranger, surpris par lorage, lui demande lhospitalit pour cette nuit.
Nicole ne se le fit point rpter, et elle slana si lgrement vers le chteau, quen un instant on leut perdue de vue.
Quant La Brie, certain maintenant que le baron ne serait pas pris limproviste, il se permit un instant de reprendre haleine.
Bientt le message produisit son effet, car on entendit une voix aigre et imprieuse qui, du seuil de la porte, et du haut du perron, entrevu sous les acacias, rptait dun ton peu hospitalier:
Un tranger! Qui cela? Quand on se prsente chez les gens, on se nomme au moins.
Cest le baron? demanda La Brie celui qui causait tout ce drangement.
Hlas! oui, monsieur, rpondit le pauvre homme tout contrit; vous entendez ce quil demande?
Il demande mon nom nest-ce pas?
Justement. Et moi qui ai oubli de vous le demander, vous.
Annonce le baron Joseph de Balsamo, dit le voyageur; la similitude du titre dsarmera peut-tre ton matre.
La Brie fit son annonce, un peu enhardi par le titre que venait de sattribuer linconnu.
Cest bien, alors, grommela la voix; quil entre, puisque le voil Entrez, monsieur, sil vous plat: l bon; par ici
Ltranger savana dun pas rapide; mais, en arrivant la premire marche du perron, il lui prit lenvie de se retourner pour voir sil tait suivi de Gilbert.
Gilbert avait disparu.
Chapitre 5. Le baron de Taverney
Tout prvenu quil tait par Gilbert de la pnurie du baron de Taverney, celui qui venait de se faire annoncer sous le nom du baron Joseph de Balsamo nen fut pas moins tonn en voyant la mdiocrit de la demeure baptise emphatiquement par Gilbert du nom de chteau.
La maison navait gure quun tage formant un carr long, aux extrmits duquel slevaient deux pavillons carrs en forme de tourelles. Cet ensemble irrgulier ne manquait pas cependant, vu la ple lueur dune lune glissant entre des nuages dchirs par louragan, dun certain agrment pittoresque.
Six fentres par bas, deux fentres chaque tourelle, cest--dire une par tage, un perron assez large, mais dont les marches disloques formaient de petits prcipices chaque jointure, tel fut lensemble qui frappa le nouvel arrivant avant de monter jusquau seuil, o, ainsi que nous lavons dit, attendait le baron en robe de chambre, un bougeoir la main.
Le baron de Taverney tait un petit vieillard de soixante soixante-cinq ans, lil vif, au front lev mais fuyant; il tait coiff dune mauvaise perruque dont les bougies de la chemine avaient peu peu et accidentellement dvor tout ce que les rats de larmoire avaient pargn de boucles. Il tenait en main une serviette dune blancheur problmatique, ce qui indiquait quil avait t drang au moment o il allait se mettre table.
Sa figure malicieuse, laquelle on et pu trouver quelque ressemblance avec celle de Voltaire, sanimait en ce moment dune double expression facile saisir: la politesse voulait quil sourt son hte inconnu; limpatience changeait cette disposition en une grimace dont la signification tournait dcidment latrabilaire et au rechign; de sorte quclaire par les lueurs tremblantes du bougeoir, dont les ombres hachaient les principaux traits, la physionomie du baron de Taverney pouvait passer pour celle dun trs laid seigneur.