Monsieur, dit-il, puis-je savoir quel heureux hasard je dois le plaisir de vous voir?
Mais, monsieur, lorage qui a effray les chevaux, lesquels, en semportant, ont failli briser ma voiture. Jtais donc l sur la grand-route, sans postillons: lun stait laiss tomber de cheval, lautre stait sauv avec le sien, lorsquun jeune homme que jai rencontr ma indiqu le chemin qui conduisait votre chteau, en me rassurant sur votre hospitalit bien connue.
Le baron leva son bougeoir pour clairer un plus large espace de terrain et pour voir si, dans cet espace, il dcouvrirait le maladroit qui lui valait cet heureux hasard dont il parlait tout lheure.
De son ct, le voyageur chercha autour de lui pour voir si bien dcidment son jeune guide stait retir.
Et savez-vous comment se nomme celui qui vous a indiqu mon chteau, monsieur? demanda le baron de Taverney en homme qui veut savoir a qui exprimer sa reconnaissance.
Mais cest un jeune homme qui sappelle, je crois, Gilbert.
Ah! ah! Gilbert; je naurais pas cru quil ft bon, mme cela. Ah! cest le fainant Gilbert, le philosophe Gilbert!
ce flux dpithtes, accentues dune menaante faon, le visiteur comprit quil existait peu de sympathie entre le seigneur suzerain et son vassal.
Enfin, dit le baron aprs un moment de silence non moins expressif que ses paroles, veuillez entrer, monsieur.
Permettez dabord, monsieur, dit le voyageur, que je fasse remiser ma voiture, qui contient des objets assez prcieux.
La Brie! cria le baron, La Brie! conduisez la voiture de monsieur le baron sous le hangar; elle y sera un peu plus couvert quau milieu de la cour, attendu quil y a encore beaucoup dendroits o il reste des lattes; quant aux chevaux, cest autre chose, je ne vous rponds pas quils trouvent souper; mais, comme ils ne sont point vous et quils sont au matre de poste, cela vous doit tre peu prs gal.
Cependant, monsieur, dit le voyageur impatient, si je vous gne par trop, comme je commence le croire
Oh! ce nest pas cela, monsieur, interrompit poliment le baron, vous ne me gnez point; seulement, vous serez gn, vous, je vous en prviens.
Monsieur, croyez que je vous serai toujours reconnaissant
Oh! je ne me fais pas dillusion, monsieur, dit le baron en levant de nouveau son bougeoir pour tendre le cercle de lumire du ct o Joseph Balsamo, aid de La Brie, conduisait sa voiture, et en haussant la voix mesure que son hte sloignait; oh! je ne me fais pas dillusion, Taverney est un triste sjour, et un pauvre sjour surtout.
Le voyageur tait trop occup pour rpondre; il choisissait, comme ly avait invit le baron de Taverney, lendroit le moins dlabr du hangar pour y abriter sa voiture, et, quand elle fut peu prs couvert, il glissa un louis dans la main de La Brie, et revint prs du baron.
La Brie mit le louis dans sa poche, convaincu que ctait une pice de vingt quatre sous, et remerciant le ciel de laubaine.
Dieu ne plaise que je pense de votre chteau le mal que vous en dites, monsieur, rpondit Balsamo en sinclinant devant le baron, qui, comme seule preuve quil lui avait dit la vrit, le conduisit, en secouant la tte, travers une large et humide antichambre en grommelant:
Bon, bon, je sais ce que je dis; je connais malheureusement mes ressources; elles sont fort bornes. Si vous tes Franais, monsieur le baron, mais votre accent allemand mindique que vous ne ltes pas, quoique votre nom italien Mais cela ne fait rien la chose; si vous tes Franais, disais-je, ce nom de Taverney vous et rappel des souvenirs de luxe; on disait autrefois Taverney le Riche.
Balsamo pensait dabord que cette phrase allait se terminer par un soupir, mais il nen fut rien.
De la philosophie! pensa-t-il.
Par ici, monsieur le baron, par ici, continua le baron en ouvrant la porte de la salle manger. Hol! matre La Brie, servez-nous comme si vous tiez cent valets de pied vous tout seul.
La Brie se prcipita pour obir son matre.
Je nai que ce laquais, monsieur, dit Taverney, et il me sert bien mal. Mais je nai pas le moyen den avoir un autre. Cet imbcile est rest avec moi depuis prs de vingt ans sans avoir touch un sou de gage, et je le nourris peu prs comme il me sert Il est stupide, vous verrez!
Balsamo poursuivait le cours de ses tudes.
Sans cur! dit-il; mais, au reste, peut-tre nest-ce que de laffectation.
Le baron referma la porte de la salle manger, et seulement alors, grce son bougeoir quil levait au-dessus de sa tte, le voyageur put embrasser la salle dans toute son tendue.
Ctait une grande salle basse qui avait t autrefois la pice principale dune petite ferme leve par son propritaire au rang de chteau, laquelle tait si chichement meuble, quau premier coup dil elle semblait vide. Des chaises de paille dos sculpt, des gravures, daprs les batailles de Lebrun, encadres de bois noir verni, une armoire de chne noircie par la fume et la vieillesse, voil pour lornement. Au milieu slevait une petite table ronde sur laquelle fumait un unique plat qui se composait de perdreaux et de choux. Le vin tait renferm dans une bouteille de grs large ventre; largenterie, use, noircie, bossele, se composait de trois couverts, dun gobelet et dune salire. Cette dernire pice, dun travail exquis et dune grande pesanteur, semblait un diamant de prix au milieu de cailloux sans valeur et sans clat.
Voil, monsieur, voil, dit le baron en offrant un sige son hte, dont il avait suivi le coup dil investigateur. Ah! votre regard sarrte sur ma salire; vous ladmirez, cest de bon got; cest poli; car vous tombez sur la seule chose qui soit prsentable ici. Monsieur, je vous remercie, et de tout mon cur; mais non, je me trompe. Jai encore quelque chose de prcieux, par ma foi! et cest ma fille.
Mademoiselle Andre? dit Balsamo.
Ma foi, oui, mademoiselle Andre, dit le baron tonn que son hte ft si bien instruit, et je veux vous prsenter elle. Andre! Andre! viens, mon enfant, naie pas peur.
Je nai pas peur, mon pre, rpondit dune voix douce et sonore la fois une grande et belle personne qui se prsenta la porte sans embarras et pourtant sans hardiesse.
Joseph Balsamo, quoique profondment matre de lui, comme on a dj pu le voir, ne put cependant sempcher de sincliner devant cette souveraine beaut.
En effet, Andre de Taverney, qui venait dapparatre comme pour dorer et enrichir tout ce qui lentourait, avait des cheveux dun blond chtain qui sclairaient aux tempes et au cou; ses yeux noirs, limpides, largement dilats, regardaient fixement, comme les yeux des aigles. Cependant, la suavit de son regard tait inexprimable; sa bouche vermeille se dcoupait capricieusement en arc, dun corail humide et brillant; dadmirables mains blanches, effiles, dun dessin antique, sattachaient des bras blouissants de forme et dclat; sa taille, la fois souple et ferme, semblait celle dune belle statue paenne, laquelle un prodige et donn la vie; son pied, dont la cambrure eut t remarquable prs de celui de Diane chasseresse, semblait ne pouvoir porter le poids de son corps que par un miracle dquilibre; enfin sa mise, quoique de la plus grande simplicit, tait dun got si parfait et si bien appropri tout lensemble de sa personne, quun habillement complet tir de la garde-robe de la reine et peut-tre, au premier abord, sembl moins lgant et moins riche que son simple vtement.
Tous ces dtails merveilleux frapprent au premier coup dil Balsamo; il avait tout vu, tout remarqu, du moment o mademoiselle de Taverney tait entre dans la salle manger jusquau moment o il lavait salue, et, de son ct, le baron navait pas perdu une seule des impressions produites sur son hte par cet assemblage unique de perfections.
Vous avez raison, dit voix basse Balsamo en se retournant vers son hte, mademoiselle est dune prcieuse beaut.
Ne lui faites pas trop de compliments cette pauvre Andre, monsieur, dit ngligemment le baron; elle sort du couvent, et elle croirait ce que vous lui dites. Ce nest pas, ajouta-t-il, que je redoute sa coquetterie; au contraire, la chre enfant nest pas assez coquette, monsieur, et en bon pre je mapplique dvelopper en elle cette qualit, qui fait la premire force de la femme.