Andre baissa les yeux et rougit. Quelque bonne volont quelle y mit, elle navait pu faire autrement que dentendre cette singulire thorie mise par son pre.
Disait-on cela mademoiselle lorsquelle tait au couvent? demanda en riant Joseph Balsamo au baron, et cette prescription faisait-elle partie de lenseignement donn par les religieuses?
Monsieur, reprit le baron, jai mes ides moi, comme vous avez peut tre dj pu le voir.
Balsamo sinclina en signe quil adhrait compltement cette prtention du baron.
Non, continua-t-il, je ne veux pas imiter, moi, ces pres de famille qui disent leur fille: Sois prude, inflexible, aveugle; enivre-toi dhonneur, de dlicatesse et de dsintressement! Les imbciles! Il me semble voir des parrains conduisant leur champion dans la lice, aprs lavoir dsarm de toutes pices, pour lui faire combattre un adversaire arm de pied en cap. Non, pardieu! il nen sera pas ainsi de ma fille Andre, bien quleve Taverney, dans un trou provincial.
Quoique de lavis du baron sur la dsignation donne son chteau, Balsamo crut devoir mimer une contradiction polie.
Bon, bon, reprit le vieillard, rpondant au jeu de physionomie de Balsamo, bon! je connais Taverney, vous dis-je; mais, quoi quil en soit, et si loign que nous nous trouvions de ce soleil resplendissant quon appelle Versailles, ma fille connatra le monde, que jai si bien connu autrefois; elle y entrera si elle y entre jamais, avec un arsenal complet, que je lui forge laide de mon exprience et de mes souvenirs Mais, monsieur, je dois vous lavouer, oui, le couvent a gt tout cela Ma fille, ces choses-l ne sont faites que pour moi, ma fille est la premire pensionnaire qui ait pris le bon de lenseignement et suivi la lettre de lvangile. Corbleu! convenez que cest jouer de malheur, baron!
Mademoiselle est un ange, rpondit Balsamo, et en vrit, monsieur, ce que vous me dites ne me surprend pas.
Andre salua le baron en signe de remerciement et de sympathie, puis elle sassit, comme le lui ordonnait son pre par un signe des yeux.
Asseyez-vous, baron, dit Taverney, et, si vous avez faim, mangez. Cest un horrible ragot que cet animal de La Brie a fricass.
Des perdreaux! vous appelez cela un abominable ragot? dit en souriant lhte du baron; mais vous calomniez votre table. Des perdreaux en mai! Ils sont donc de vos terres?
Des terres, moi! Il y a longtemps que tout ce que jen avais, et je dois dire que mon bonhomme de pre men avait laiss une certaine quantit, il y a longtemps, dis-je, que tout ce que jen avais est vendu, mang, digr. Oh! mon Dieu! non, grce au ciel, je nen ai plus un pouce de terre, non. Cest ce fainant de Gilbert, qui nest bon rien qu lire et rvasser, et qui, dans ses moments perdus, aura vol je ne sais o un fusil, de la poudre et du plomb, et qui va tuer ces volatiles en braconnant sur les terres de mes voisins. Il ira aux galres, et bien certainement je ly laisserai aller, car cela me dbarrassera de lui. Mais Andre aime le gibier, ce qui fait que je pardonne mon Gilbert.
Balsamo examina le beau visage dAndre, et ny dcouvrit pas un pli, pas un tressaillement, pas une ombre de rougeur.
Il sassit table entre elle et le comte, et elle lui servit, sans paratre le moins du monde embarrasse de la pnurie de la table, sa portion de ce plat fourni par Gilbert, assaisonn par La Brie, et que dprciait si fort le baron.
Pendant ce temps, le pauvre La Brie, qui ne perdait pas un mot des loges que Balsamo donnait lui et Gilbert, offrait des assiettes avec une mine contrite qui devenait triomphante chaque louange que le baron croyait devoir accorder aux assaisonnements.
Il na pas seulement sal son affreux ragot! scria le baron aprs avoir dvor deux ailes de perdreau que sa fille avait places sur son assiette au milieu dune onctueuse couche de choux. Andre, passez donc la salire M. le baron.
Andre obit en tendant le bras avec une grce parfaite.
Ah! je vous prends admirer encore ma salire, baron! dit Taverney.
Pour cette fois, vous vous trompez, monsieur, reprit Balsamo; cest la main de mademoiselle que jadmirais.
Ah! parfait! cest du Richelieu tout pur! Mais puisque vous la tenez, baron, cette fameuse salire, que vous avez reconnue tout de suite pour ce quelle est, regardez-la! elle fut commande par le Rgent Lucas lorfvre. Ce sont des amours de satyres et de bacchantes; cest libre, mais cest joli.
Balsamo remarqua seulement alors que le groupe de figures, charmant de travail et prcieux dexcution, tait non pas libre, mais obscne. Cette vue le porta admirer le calme et lindiffrence dAndre, qui, lordre de son pre, lui avait prsent la salire sans sourciller, et qui continuait de manger sans rougir.
Mais comme si le baron et pris tche dcailler ce vernis dinnocence qui, pareil la robe virginale dont parle lcriture, recouvrait toute la personne de sa fille, il continua de dtailler les beauts de son orfvrerie, malgr les efforts de Balsamo pour dtourner la conversation.
Ah, ! mangez, baron, dit Taverney, car il ny a que ce plat, je vous en avertis. Peut-tre vous figurez-vous que le rt va venir, et que les entremets attendent: dtrompez-vous, car vous seriez horriblement dsappoint.
Pardon, monsieur, dit Andre avec sa froideur ordinaire; mais, si Nicole ma bien comprise, elle doit avoir commenc un tt-fait dont je lui ai appris la recette.
La recette! Vous avez appris la recette dun plat Nicole Legay, votre femme de chambre? Votre femme de chambre fait la cuisine? Il ne manquerait plus quune chose, cest que vous la fissiez vous-mme. Est-ce que la duchesse de Chteauroux ou la marquise de Pompadour faisaient la cuisine au roi? Ctait, au contraire, le roi qui leur faisait les omelettes Jour de Dieu! que je voie les femmes faire la cuisine chez moi! Baron, excusez ma fille, je vous en supplie.
Mais, mon pre, il faut bien quon mange, dit tranquillement Andre. Voyons, Legay, ajouta-t-elle dune voix plus haute, est-ce fait?
Oui, mademoiselle, rpondit la jeune fille, qui apportait un plat de la plus apptissante odeur.
Je sais bien qui ne mangera pas de ce plat-l, dit Taverney furieux en brisant son assiette.
Monsieur en mangera peut-tre, dit froidement Andre.
Puis, se tournant vers son pre:
Vous savez, monsieur, que vous navez plus que dix-sept assiettes de ce service, qui me vient de ma mre.
Cela dit, elle trancha le gteau fumant que Nicole Legay, la jolie chambrire, venait de poser sur la table.
Chapitre 6. Andre de Taverney
Lesprit dobservation de Joseph Balsamo trouvait une ample pture dans chaque dtail de cette existence trange et isole, perdue dans un coin de la Lorraine.
La salire seule lui rvlait toute une face du caractre du baron de Taverney, ou plutt son caractre sous toutes ses faces.
Aussi, ce fut en appelant son aide sa plus dlicate pntration quil interrogea les traits dAndre au moment o elle effleura du bout de son couteau ces figures dargent qui semblaient chappes dun de ces repas nocturnes du rgent, la suite desquels Canillac avait la charge dteindre les bougies.
Soit curiosit, soit quil ft m par un autre sentiment, Balsamo considrait Andre avec une telle persvrance, que deux ou trois fois, en moins de dix minutes, les regards de la jeune fille durent rencontrer les siens. Dabord, la pure et chaste crature soutint ce regard singulier sans confusion mais enfin sa fixit devint telle, tandis que le baron dchiquetait du bout de son couteau le chef-duvre de Nicole, quune impatience fbrile, qui lui fit monter le sang aux joues, commena semparer delle. Bientt, se sentant trouble sous ce regard presque surhumain, elle essaya de le braver, et ce fut elle, son tour, qui regarda le baron de son grand il clair et dilat. Mais, cette fois encore, elle dut cder, et sa paupire, inonde du fluide magntique que projetait lil ardent de son hte, sabaissa lourde et craintive, pour ne plus se lever quavec hsitation.