Au milieu de la chambre, Gilbert put entrevoir ltranger, debout, lil fixe, le front pliss, et la main tendue avec le geste du commandement.
Puis la porte se referma.
Gilbert sentit ses forces dfaillir. Une de ses mains lcha la rampe, lautre se porta son front brlant; il tourna sur lui-mme comme une roue sortie de lessieu, et tomba tourdi sur la pierre froide de la premire marche, lil encore attach sur cette porte maudite par laquelle venait de sengloutir tout le rve pass, tout le bonheur prsent, toute lesprance de lavenir.
Chapitre 9. La voyante
Balsamo vint au-devant de la jeune fille, qui tait entre ainsi chez lui sans se dranger de la ligne directe, ferme dans sa marche comme la statue du Commandeur.
Si trange que ft cette apparition pour tout autre que Balsamo, elle ne parut point surprendre celui-ci.
Je vous ai command de dormir, dit-il; dormez-vous?
Andre poussa un soupir, mais ne rpondit point.
Balsamo sapprocha de la jeune fille et la chargea dune plus grande quantit de fluide.
Je veux que vous parliez, dit-il.
La jeune fille tressaillit.
Avez-vous entendu ce que jai dit? demanda ltranger.
Andre fit signe que oui.
Pourquoi ne parlez-vous point alors?
Andre porta la main sa gorge, comme pour exprimer que les paroles ne pouvaient point se faire jour.
Bien! asseyez-vous l, dit Balsamo.
Il la prit par la mme main que Gilbert venait de baiser sans quelle sen apert, et ce seul contact lui donna le mme tressaillement que nous lui avons dj vu prouver quand le fluide souverain lui tait venu den haut tout lheure.
La jeune fille, conduite par Balsamo, fit trois pas reculons et sassit dans un fauteuil.
Maintenant, dit-il, voyez-vous?
Les yeux dAndre se dilatrent comme si elle eut voulu embrasser tous les rayons lumineux rpandus dans la chambre par les lueurs divergentes de deux bougies.
Je ne vous dis pas de voir avec les yeux, continua Balsamo; voyez avec la poitrine.
Et tirant de dessous sa veste brode une baguette dacier, il en posa lextrmit sur la poitrine palpitante de la jeune fille.
Celle-ci bondit comme si un dard de flamme et travers sa chair et pntr jusqu son cur; ses yeux se fermrent aussitt.
Ah! bien, dit Balsamo, vous commencez voir, nest-ce pas?
Elle fit un signe de tte affirmatif.
Et vous allez parler, nest-ce pas?
Oui, rpondit Andre.
Mais en mme temps elle porta la main son front avec un geste dindicible douleur.
Quavez-vous? demanda Balsamo.
Oh! je souffre!
Pourquoi souffrez-vous?
Parce que vous me forcez de voir et de parler.
Balsamo leva deux ou trois fois les mains au-dessus du front dAndre et sembla carter une portion du fluide prt le faire clater.
Souffrez-vous encore? demanda-t-il.
Moins, rpondit la jeune fille.
Bien; alors regardez o vous tes.
Les yeux dAndre restrent ferms; mais sa figure sassombrit et parut exprimer le plus vif tonnement.
Dans la chambre rouge, murmura-t-elle.
Avec qui?
Avec vous, continua-t-elle en tressaillant.
Quavez-vous?
Jai peur! jai honte!
De quoi? Ne sommes-nous pas sympathiquement unis?
Si fait.
Ne savez-vous pas que je ne vous fais venir quavec des intentions pures?
Ah! oui, cest vrai, dit-elle.
Et que je vous respecte lgal dune sur?
Oui, je le sais.
Et sa figure se rassrna, puis se troubla de nouveau.
Vous ne me dites pas tout, continua Balsamo. Vous ne me pardonnez pas entirement.
Cest que je vois que, si vous ne me voulez point de mal moi, vous en voulez peut-tre dautres.
Cest possible, murmura Balsamo; mais ne vous occupez point de cela, ajouta-t-il avec le ton du commandement.
Andre reprit son visage habituel.
Tout le monde dort-il dans la maison?
Je ne sais pas, dit-elle.
Alors regardez.
De quel ct voulez-vous que je regarde?
Voyons. Du ct de votre pre, dabord. O est-il?
Dans sa chambre.
Que fait-il?
Il est couch.
Dort-il?
Non, il lit.
Que lit-il?
Un de ces mauvais livres quil veut toujours me faire lire.
Et que vous ne lisez pas?
Non, dit-elle.
Bien. Nous sommes donc tranquilles de ce ct. Regardez du ct de Nicole, dans sa chambre.
Il ny a point de lumire dans sa chambre.
Avez-vous besoin de lumire pour y voir?
Non, si vous lordonnez.
Voyez! je le veux.
Ah! je la vois!
Eh bien?
Elle est moiti vtue; elle pousse doucement la porte de sa chambre; elle descend lescalier.
Bien. O va-t-elle?
Elle sarrte la porte de la cour; elle se cache derrire cette porte; elle guette, elle attend.
Balsamo sourit.
Est-ce vous, dit-il, quelle guette et quelle attend?
Non.
Eh bien! voil le principal. Quand une jeune fille est libre de son pre et de sa femme de chambre elle na plus rien craindre, moins que
Non, dit-elle.
Ah! ah! vous rpondez ma pense?
Je la vois.
Ainsi, vous naimez personne?
Moi? dit ddaigneusement la jeune fille.
Eh! sans doute; vous pourriez aimer quelquun, ce me semble. On ne sort pas du couvent pour vivre dans la rclusion, et lon donne la libert au cur en mme temps quau corps?
Andre secoua la tte.
Mon cur est libre, dit-elle tristement.
Et une telle expression de candeur et de modestie virginale embellit ses traits, que Balsamo radieux murmura:
Un lis! une pupille! une voyante!
Et il joignit les mains en signe de joie et de remerciement, puis, revenant Andre:
Mais si vous naimez pas, continua-t-il, vous tes aime, sans doute?
Je ne sais pas, dit la jeune fille avec douceur.
Comment! vous ne savez pas? rpondit Balsamo assez rudement. Cherchez! Quand jinterroge, cest pour avoir une rponse.
Et il toucha une seconde fois la poitrine de la jeune fille du bout de sa baguette dacier.
La jeune fille tressaillit encore, mais sous limpression dune douleur visiblement moins vive que la premire.
Oui, oui, je vois, dit-elle; mnagez-moi, car vous me tueriez.
Que voyez-vous? demanda Balsamo.
Oh! mais cest impossible! rpondit Andre.
Que voyez-vous donc?
Un jeune homme qui, depuis mon retour du couvent, me suit, mpie, me couve des yeux, mais toujours cach.
Quel est ce jeune homme?
Je ne vois pas son visage, mais seulement son habit cest presque lhabit dun ouvrier.
O est-il?
Au bas de lescalier; il souffre, il pleure.
Pourquoi ne voyez-vous pas son visage?
Cest quil le tient cach dans ses mains.
Voyez travers ses mains.
Andre parut faire un effort.
Gilbert! scria-t-elle. Oh! je disais bien que ctait impossible!
Et pourquoi impossible?
Parce quil noserait pas maimer, rpondit la jeune fille avec lexpression dun suprme ddain.
Balsamo sourit en homme qui connat lhomme, et qui sait quil ny a pas de distance que le cur ne franchisse, cette distance ft-elle un abme.
Et que fait-il au bas de lescalier?
Attendez, il carte les mains de son front, il se cramponne la rampe, il se soulve, il monte.
O monte-t-il?
Ici Cest inutile, il nosera entrer.
Pourquoi nosera-t-il entrer?
Parce quil a peur, dit Andre avec un sourire de mpris.
Mais il coutera.
Sans doute, il approche son oreille de la porte, il coute.
Il vous gne alors?
Oui, parce quil peut entendre ce que je dis.
Et il est homme en abuser, mme envers vous, quil aime?