Oui, dans un moment de colre ou de jalousie; oh! oui, dans un de ces moments-l, il est capable de tout.
Alors dbarrassons-nous de lui, dit Balsamo. Et il marcha bruyamment vers la porte.
Sans doute lheure de la bravoure ntait pas encore venue pour Gilbert, car, au bruit des pas de Balsamo, craignant dtre surpris, il slana cheval sur la rampe et se laissa glisser jusqu terre.
Andre poussa un petit cri dpouvante.
Cessez de regarder de ce ct, dit Balsamo en revenant vers Andre. Ce sont choses de peu dimportance que les amours vulgaires. Parlez-moi du baron de Taverney, voulez-vous?
Je veux tout ce que vous voulez, dit Andre avec un soupir.
Il est donc bien pauvre, le baron?
Trs pauvre.
Trop pauvre pour vous donner aucune distraction?
Aucune.
Alors, vous vous ennuyez dans ce chteau?
Mortellement.
Vous avez de lambition, peut-tre?
Non.
Vous aimez votre pre?
Oui, dit la jeune fille presque avec hsitation.
Cependant il me semble, hier au soir, quil y avait un nuage sur cet amour filial? reprit Balsamo en souriant.
Je lui en veux davoir follement dpens toute la fortune de ma mre, de sorte que le pauvre Maison-Rouge languit en garnison et ne peut plus porter dignement le nom de notre famille.
Quest-ce que Maison-Rouge?
Mon frre Philippe.
Pourquoi lappelez-vous Maison-Rouge?
Parce que cest le nom, ou plutt parce que ctait le nom dun chteau nous, et que les ans de la famille portaient ce nom jusqu la mort de leur pre; alors ils sappellent Taverney.
Et vous aimez votre frre?
Oh! oui, beaucoup! beaucoup!
Plus que toute chose?
Plus que toute chose.
Et pourquoi laimez-vous avec cette passion, quand vous aimez votre pre si modrment?
Parce quil est un noble cur, lui, qui donnerait sa vie pour moi.
Tandis que votre pre?
Andre se tut.
Vous ne rpondez pas?
Je ne veux pas rpondre.
Sans doute Balsamo ne jugea pas propos de forcer la volont de la jeune fille. Peut-tre, dailleurs, savait-il dj sur le baron tout ce quil voulait savoir.
Et o est en ce moment le chevalier de Maison-Rouge?
Vous me demandez o est Philippe?
Oui.
Il est en garnison Strasbourg.
Le voyez-vous en ce moment?
O cela?
Strasbourg.
Je ne le vois pas.
Connaissez-vous la ville?
Non.
Je la connais, moi; cherchons ensemble, voulez-vous?
Je veux bien.
Est-il au spectacle?
Non.
Est-il au caf de la Place avec les autres officiers?
Non.
Est-il rentr chez lui dans sa chambre? Je veux que vous voyiez la chambre de votre frre.
Je ne vois rien. Je crois quil nest plus Strasbourg.
Connaissez-vous la route?
Non.
Nimporte! je la connais, moi; suivons-la. Est-il Saverne?
Non.
Est-il Sarrebruck?
Non.
Est-il Nancy?
Attendez, attendez!
La jeune fille se recueillit; son cur battait briser sa poitrine.
Je vois! je vois! dit-elle avec une joie clatante; oh! cher Philippe, quel bonheur!
Quy a-t-il?
Cher Philippe! continua Andre, dont les yeux tincelaient de joie.
O est-il?
Il traverse cheval une ville que je connais parfaitement.
Laquelle?
Nancy! Nancy! Celle o jai t au couvent.
tes-vous sre que ce soit lui?
Oh! oui, les flambeaux dont il est entour clairent son visage.
Des flambeaux? dit Balsamo avec surprise. Pourquoi faire ces flambeaux?
Il est cheval! cheval! la portire dun beau carrosse dor.
Ah! ah! fit Balsamo, qui paraissait comprendre, et quy a-t-il dans ce carrosse?
Une jeune femme Oh! quelle est majestueuse! quelle est gracieuse! quelle est belle! Oh! cest trange, il me semble lavoir dj vue; non, non, je me trompais, cest Nicole qui lui ressemble.
Nicole ressemble cette jeune femme, si fire, si majestueuse, si belle?
Oui! oui! mais comme le jasmin ressemble au lis.
Voyons, que se passe-t-il Nancy en ce moment?
La jeune femme se penche vers la portire et fait signe Philippe dapprocher: il obit, il approche, il se dcouvre respectueusement.
Pouvez-vous entendre ce quils vont dire?
Jcouterai, dit Andre en arrtant Balsamo dun geste comme si elle et voulu quaucun bruit ne dtournt son attention. Jentends! jentends! murmura-t-elle.
Que dit la jeune femme?
Elle lui ordonne, avec un doux sourire, de faire presser la marche des chevaux. Elle dit quil faut que lescorte soit prte le lendemain, six heures du matin, parce quelle veut sarrter dans la journe.
O cela?
Cest ce que demande mon frre Oh! mon Dieu! cest Taverney quelle veut sarrter. Elle veut voir mon pre. Oh! une si grande princesse sarrter dans une si pauvre maison! Comment ferons-nous, sans argenterie, presque sans linge?
Rassurez-vous. Nous pourvoirons cela.
Ah! merci! merci!
Et la jeune fille qui stait souleve demi, retomba puise sur son fauteuil en poussant un profond soupir.
Aussitt Balsamo sapprocha delle, et, changeant par des passes magntiques la direction des courants dlectricit, il rendit la tranquillit du sommeil ce beau corps qui penchait bris, cette tte alourdie qui retombait sur sa poitrine haletante.
Andre sembla rentrer alors dans un repos complet et rparateur.
Reprends des forces, lui dit Balsamo en la regardant avec une sombre extase; tout lheure, jaurai encore besoin de toute ta lucidit. O science! continua-t-il avec le caractre de la plus croyante exaltation, toi seule ne trompes pas! Cest donc toi seule que lhomme doit tout sacrifier. Cette femme est bien belle, mon Dieu! Cet ange est bien pur! Et tu le sais, toi qui cres les anges et les femmes! Mais, pour moi, que vaut en ce moment la beaut? que vaut linnocence? Un simple renseignement que la beaut et linnocence seules me peuvent donner. Meure la crature, si belle, si pure, si parfaite quelle soit, pourvu que sa bouche parle! Meurent, les dlices du monde entier, amour, passion, extase, pourvu que je puisse toujours marcher dun pas sr et clair! Et maintenant, jeune fille, maintenant que, par le pouvoir de ma volont, quelques secondes de sommeil tont rendu autant de forces que si tu venais de dormir vingt ans, maintenant rveille-toi, ou plutt replonge-toi dans ton clairvoyant sommeil. Jai encore besoin que tu parles; cette fois, seulement, tu vas parler pour moi.
Et Balsamo, tendant de nouveau les mains vers Andre, fora la jeune fille de se redresser sous un souffle tout-puissant.
Puis, lorsquil la vit prpare et soumise, il tira de son portefeuille un papier pli en quatre, dans lequel tait renferme une boucle de cheveux dun noir chaud comme la rsine. Les parfums dont elle tait imprgne avaient rendu le papier diaphane.
Balsamo mit la boucle de cheveux dans la main dAndre.
Voyez, demanda-t-il.
Oh! encore! dit la jeune fille avec angoisse. Oh! non, non; laissez-moi tranquille; je souffre trop Oh! mon Dieu! mon Dieu! tout lheure je me sentais si bien!
Voyez! rpondit Balsamo en posant impitoyablement le bout de la verge dacier sur la poitrine de la jeune fille.
Andre se tordit les mains; elle essaya de se soustraire la tyrannie de lexprimentateur. Lcume vint ses lvres, comme autrefois celles de la pythie assise sur le trpied sacr.
Oh! je vois, je vois! cria-t-elle avec le dsespoir de la volont vaincue.
Que voyez-vous?
Une femme.
Ah! murmura Balsamo avec une joie sauvage, la science nest donc pas un vain mot comme la vertu! Mesmer a vaincu Brutus. Voyons, dpeignez moi cette femme, afin que je sache si vous avez bien vu.
Brune, grande, des yeux bleus, des cheveux noirs, des bras nerveux.
Que fait-elle?
Elle court, elle vole, elle semble emporte par un cheval magnifique, couvert de sueur.