la bonne heure, dit Gilbert, vous voil parvenue une certaine hauteur, Nicole, et je suis convaincu dune chose.
De laquelle?
Cest que si je consentais vous pouser maintenant
Eh bien?
Eh bien! cest vous qui refuseriez.
Nicole rflchit; puis, les mains crispes, les dents grinantes:
Je crois que tu as raison, Gilbert, dit-elle; je crois que, moi aussi, je commence gravir cette montagne dont tu me parlais; je crois que, moi aussi, je vois slargir mon horizon; je crois que, moi aussi, je suis destine devenir quelque chose; et cest vraiment trop peu que de devenir la femme dun savant ou dun philosophe. Maintenant, regagnez votre chelle, Gilbert, et tchez de ne pas vous casser le cou, quoique je commence croire que ce serait un grand bonheur pour les autres, et peut-tre mme pour vous.
Et la jeune fille, tournant le dos Gilbert, commena de se dshabiller comme sil ntait point l.
Gilbert demeura un instant immobile, indcis, hsitant, car, excite ainsi par la posie de la colre et la flamme de la jalousie, Nicole tait une ravissante crature. Mais il y avait un dessein bien arrt dans le cur de Gilbert, ctait de rompre avec Nicole. Nicole pouvait nuire la fois ses amours et ses ambitions. Il rsista.
Au bout de quelques secondes, Nicole, nentendant plus aucun bruit derrire elle, se retourna; la chambre tait vide.
Parti! murmura-t-elle, parti!
Elle alla vers la fentre; tout tait obscur, la lumire tait teinte.
Et mademoiselle! dit Nicole.
La jeune fille alors descendit lescalier sur la pointe du pied, sapprocha de la porte de la chambre de sa matresse et couta.
Bon! dit-elle, elle sest couche seule et elle dort. demain. Oh! je saurai bien si elle laime, elle!
Chapitre 11. Matresse et chambrire
Ltat dans lequel Nicole tait rentre chez elle ntait point le calme quelle affectait. La jeune fille, de toute cette rouerie dont elle avait voulu faire preuve, de toute cette fermet dont elle croyait avoir fait parade, la jeune fille ne possdait rellement quune dose de fanfaronnade suffisante pour la rendre dangereuse et la faire paratre corrompue. Nicole tait une imagination naturellement drgle, un esprit perverti par de mauvaises lectures. La combinaison de cet esprit et de cette imagination donnait lessor des sens brlants, mais ce ntait point une me sche; et si son amour-propre, tout-puissant sur elle, parvenait parfois arrter les larmes dans ses yeux, ces larmes, repousses violemment, retombaient sur son cur, corrosives comme des gouttes de plomb fondu.
Une seule dmonstration avait t chez elle significative et relle. Ctait le sourire plein de mpris avec lequel elle avait accueilli les premires insultes de Gilbert: ce sourire trahissait toutes les blessures de son cur! Certes, Nicole tait une fille sans vertus, sans principes; mais elle avait attach quelque prix sa dfaite, et lorsquelle stait donne, comme elle stait donne tout entire, elle avait cru faire un prsent. Lindiffrence et la fatuit de Gilbert lavilissaient ses propres yeux. Elle venait dtre rudement chtie de sa faute et elle avait cruellement senti la douleur de cette punition; mais elle se releva sous le fouet, et se jura elle-mme quelle rendrait Gilbert, sinon tout le mal, du moins partie du mal quil lui avait fait.
Jeune, vigoureuse, pleine de sve rustique, doue de cette facult doublier, si prcieuse pour quiconque naspire qu commander ceux qui laiment, Nicole put dormir aprs avoir concert son petit plan de vengeance avec tous les dmons qui lui faisaient lhonneur dhabiter son petit cur de dix sept ans.
Au reste, mademoiselle de Taverney lui paraissait aussi et mme plus coupable que Gilbert. Une fille de noblesse, toute raide de prjugs, toute bouffie dorgueil, qui, au couvent de Nancy, donnait de la troisime personne aux princesses, le vous aux duchesses, le toi aux marquises et rien au-dessous; une statue froide en apparence, mais sensible sous son corce de marbre; cette statue lui paraissait ridicule et mesquine lorsquelle se faisait femme pour un Pygmalion de village comme Gilbert.
Car, il faut le dire, Nicole, avec ce sens exquis dont la nature a dou les femmes, Nicole se sentait infrieure en esprit seulement Gilbert, mais suprieure pour le reste. Sans cette suprmatie de lesprit, que son amant avait acquise sur elle par cinq ou six ans de lecture, elle drogeait, elle, la chambrire dun baron ruin, en se donnant un paysan.
Que faisait donc sa matresse, si sa matresse stait rellement donne Gilbert?
Nicole rflchit que raconter ce quelle avait cru voir, mais ce quelle se figurait avoir vu en ralit, M. de Taverney, ce serait une faute norme: dabord cause du caractre de M. de Taverney, qui en rirait aprs avoir soufflet et chass Gilbert; puis cause du caractre de Gilbert, qui trouverait la vengeance mesquine et mprisable.
Mais faire souffrir Gilbert dans Andre, prendre un droit sur tous deux, les voir plir ou rougir sous son regard de chambrire, devenir matresse absolue et faire regretter peut-tre Gilbert le temps o la main quil baisait ntait dure qu la surface; voil ce qui flatta son imagination et caressa son orgueil, voil ce qui lui parut rellement avantageux; voil ce quoi elle sarrta. Puis elle sendormit.
Il faisait jour lorsquelle se rveilla, frache, lgre, lesprit dispos. Elle donna le temps ordinaire sa toilette, cest--dire une heure; car, pour dmler ses longs cheveux seulement, une main moins habile ou plus scrupuleuse que la sienne et absorb le double de temps; Nicole regarda ses yeux dans ce triangle de verre tam dont nous avons parl tout lheure et qui lui servait de miroir; ses yeux lui parurent plus beaux que jamais. Elle continua lexamen et passa de ses yeux sa bouche; ses lvres navaient point pli et sarrondissaient comme une cerise, sous lombre dun nez fin et lgrement retrouss; son cou, quelle avait le plus grand soin de drober aux baisers du soleil, tait dune blancheur de lis, et rien ne pouvait se prsenter de plus riche que sa poitrine et de plus insolemment cambr que sa taille.
Se voyant si belle, Nicole pensa quelle pourrait facilement inspirer de la jalousie Andre. Elle ntait point entirement corrompue, comme on le voit, puisquelle ne songea point un caprice ou une fantaisie, et que cette ide lui vint que mademoiselle de Taverney pouvait aimer Gilbert.
Ainsi arme au physique et au moral, Nicole ouvrit la porte de la chambre dAndre, comme elle tait autorise le faire par sa matresse, quand sept heures celle-ci ntait point leve.
peine entre dans la chambre, Nicole sarrta.
Andre, ple et le front couvert dune sueur dans laquelle nageaient ses beaux cheveux, tait tendue sur son lit, respirant avec peine, et se tordant parfois dans son lourd sommeil avec une sombre expression de douleur.