Comme tous les esprits distingus qui se trouvent gns dans la vie telle que la leur fait le monde, Philippe tait triste sans tre sombre. Cest cette tristesse peut-tre quil devait sa douceur, car, sans cette tristesse accidentelle, il et t naturellement imprieux, superbe et peu communicatif. Le besoin de vivre avec tous les pauvres, ses gaux de fait, comme avec tous les riches, ses gaux de droit, assouplissait une nature que le ciel avait cre rude, dominatrice et susceptible; il y a toujours un peu de ddain dans la mansutude du lion.
Philippe avait peine embrass son pre, quAndre, arrache sa torpeur magntique par la secousse de cet heureux vnement, vint, comme nous lavons dit, se jeter au cou du jeune homme.
Cette action tait accompagne de sanglots qui rvlaient toute limportance que donnait cette runion le cur de la chaste enfant.
Philippe prit la main dAndre et celle de son pre et les entrana tous deux dans le salon, o ils se trouvrent seuls.
Vous tes incrdule, mon pre; tu es surprise, ma sur, dit-il, aprs les avoir fait asseoir tous deux ses cts. Cependant rien nest plus vrai; encore quelques instants et madame la dauphine sera dans notre pauvre demeure.
Il faut len empcher tout prix, ventrebleu! scria le baron; mais, sil arrivait une pareille chose, nous serions dshonors jamais! Si cest ici que madame la dauphine vient chercher un chantillon de la noblesse de France, je la plains. Mais par quel hasard, dis-moi, a-t-elle t justement choisir ma maison?
Oh! cest toute une histoire, mon pre.
Une histoire! rpta Andre; raconte-nous-la.
Oui, une histoire, qui ferait bnir Dieu ceux qui oublieraient quil est notre sauveur et notre pre.
Le baron allongea les lvres en homme qui doute que larbitre souverain des hommes et des choses ait daign abaisser ses yeux vers lui et se mler de ses affaires.
Andre, voyant que Philippe tait joyeux, ne doutait de rien, elle, et lui serrait la main pour le remercier de la nouvelle quil apportait et du bonheur quil paraissait prouver, en murmurant:
Mon frre! mon bon frre!
Mon frre! mon bon frre! rptait le baron; elle a, ma foi, lair satisfait de ce qui nous arrive.
Mais vous voyez bien, mon pre, que Philippe semble heureux!
Parce que M. Philippe est un enthousiaste; mais moi qui, heureusement ou malheureusement, pse les choses, dit Taverney en jetant un coup dil attrist sur lameublement de son salon, je ne vois rien dans tout cela de bien riant.
Vous en jugerez autrement tout lheure, mon pre, dit le jeune homme, quand je vous aurai racont ce qui mest arriv.
Raconte donc alors, grommela le vieillard.
Oui, oui, raconte, Philippe, dit Andre.
Eh bien! jtais, comme vous le savez, en garnison Strasbourg. Or, vous savez que cest par Strasbourg que la dauphine a fait son entre.
Est-ce quon sait quelque chose dans cette tanire? dit Taverney.
Tu dis donc, cher frre, que cest par Strasbourg que la dauphine?
Oui; nous attendions depuis le matin sur le glacis, il pleuvait verse, nos habits ruisselaient deau. On navait aucune nouvelle bien certaine de lheure positive laquelle arrivait madame la dauphine. Mon major menvoya en reconnaissance au-devant du cortge. Je fis une lieue peu prs. Tout coup, au dtour dun chemin, je me trouvai face face avec les premiers cavaliers de lescorte. Jchangeai quelques paroles avec eux; ils prcdaient Son Altesse royale, qui passa la tte par la portire et demanda qui jtais.
Il parat quon me rappela; mais, press daller porter une rponse affirmative celui qui mavait envoy, jtais dj reparti au galop. La fatigue dune faction de six heures avait disparu comme par enchantement.
Et madame la dauphine? demanda Andre.
Elle est jeune comme toi, elle est belle comme tous les anges, dit le chevalier.
Dis donc, Philippe? dit le baron en hsitant.
Eh bien, mon pre?
Madame la dauphine ne ressemble-t-elle point quelquun que tu connais?
Que je connais, moi?
Oui.
Personne ne peut ressembler madame la dauphine, scria le jeune homme avec enthousiasme.
Cherche.
Philippe chercha.
Non, dit-il.
Voyons Nicole, par exemple?
Oh! cest trange! scria Philippe surpris. Oui, Nicole en effet a quelque chose de lillustre voyageuse. Oh! mais, cest si loin delle, si au-dessous delle! Mais do avez-vous pu savoir cela, mon pre?
Je le tiens dun sorcier, ma foi.
Dun sorcier? dit Philippe tonn.
Oui, lequel mavait en mme temps prdit ta venue.
Ltranger? demanda timidement Andre.
Ltranger, est-ce cet homme qui tait prs de vous quand je suis arriv, monsieur, et qui sest discrtement retir mon approche?
Justement; mais achve ton rcit, Philippe, achve.
Peut-tre vaudrait-il mieux faire quelques prparatifs? dit Andre.
Mais le baron la retint par la main.
Plus vous prparerez, plus nous serons ridicules, dit-il. Continuez, Philippe, continuez.
Jy suis, mon pre. Je revins donc Strasbourg, je macquittai de mon message; on prvint le gouverneur, M. de Stainville, qui accourut aussitt. Comme le gouverneur, prvenu par un messager, arrivait sur le glacis, on battait aux champs, le cortge commena de paratre et nous courmes la porte de Kehl. Jtais prs du gouverneur.
M. de Stainville, dit le baron; mais attends donc, jai connu un Stainville, moi
Beau-frre du ministre, de M. de Choiseul.
Cest cela; continue, dit le baron.
Madame la dauphine, qui est jeune, aime sans doute les jeunes visages, car elle couta distraitement les compliments de M. le gouverneur, et, fixant les yeux sur moi, qui mtais recul par respect:
Nest-ce pas monsieur, demanda-t-elle en me montrant, qui a t envoy au-devant de moi?
Oui, madame, rpondit M. de Stainville.
Approchez, monsieur, dit-elle.
Je mapprochai.
Comment vous nomme-t-on? demanda madame la dauphine dune voix charmante.
Le chevalier Taverney-Maison-Rouge, rpondis-je en balbutiant.
Prenez ce nom sur vos tablettes, ma chre, dit madame la dauphine en sadressant une vieille dame que jai su depuis tre la comtesse de Langershausen, sa gouvernante, et qui crivit effectivement mon nom sur son agenda.
Puis, se tournant vers moi:
Ah! monsieur, dit-elle, dans quel tat vous a mis cet affreux temps! En vrit, je me fais de grands reproches quand je songe que cest pour moi que vous avez tant souffert.
Que cest bien madame la dauphine, et quelles charmantes paroles! scria Andre en joignant les mains.
Aussi je les ai retenues mot pour mot, dit Philippe, avec lintonation, lair du visage qui les accompagnaient, tout, tout, tout!
Trs bien! trs bien! murmura le baron avec un singulier sourire dans lequel on pouvait lire la fois et la fatuit paternelle et la mauvaise opinion quil avait des femmes et mme des reines. Bien, continuez, Philippe.
Que rpondtes-vous? demanda Andre.
Je ne rpondis rien; je minclinai jusqu terre, et madame la dauphine passa.
Comment! vous navez rien rpondu? scria le baron.
Je navais plus de voix, mon pre. Toute ma vie stait retire en mon cur, que je sentais battre avec violence.
Du diable si votre ge, quand je fus prsent la princesse Leczinska, je ne trouvai rien dire!
Vous avez beaucoup desprit, vous, monsieur, rpondit Philippe en sinclinant.
Andre lui serra la main.
Je profitai du dpart de Son Altesse, continua Philippe, pour retourner mon logis et y faire une nouvelle toilette, car jtais effectivement tremp deau et souill de boue faire piti.
Pauvre frre! murmura Andre.
Cependant, continua Philippe, madame la dauphine tait arrive lhtel de ville et recevait les flicitations des habitants. Les flicitations puises, on vint la prvenir quelle tait servie, et elle se mit table.