Merci, dit-il, je me contente de moins; je ne suis ni un prince ni un laquais.
Alors je vous le donne, mon petit Artaban, dit la bonne femme, et que Dieu vous accompagne.
Je ne suis pas un mendiant non plus, bonne femme, dit Gilbert humili. Jachte et je paye.
Et Gilbert, pour joindre leffet aux paroles, enfona majestueusement sa main dans le gousset de sa culotte, o elle disparut jusquau coude.
Mais il eut beau fouiller et refouiller en plissant, dans cette vaste poche, il nen tira que le papier dans lequel tait renferm lcu de six livres. Lcu, ballott, avait us son enveloppe, qui tait vieille et macre, puis la toile de la poche, qui tait mre, enfin il stait gliss dans la culotte, do il tait sorti par la jarretire dboucle.
Gilbert avait dboucl ses jarretires pour donner plus dlasticit ses jambes.
Lcu tait sur la route, probablement aux bords du ruisseau dont les flots avaient tant charm Gilbert.
Le pauvre enfant avait pay six francs un verre puis dans le creux de sa main. Au moins, quand Diogne philosophait sur linutilit des cuelles de bois, navait-il ni poche trouer, ni cu de six livres perdre.
La pleur, le tremblement de honte de Gilbert murent la bonne femme. Assez dautres eussent triomph de voir un orgueilleux puni; elle, elle souffrit de cette souffrance si bien peinte sur les traits bouleverss du jeune homme.
Voyons, mon pauvre enfant, lui dit-elle, soupez et couchez ici; puis demain, sil faut absolument que vous partiez, vous continuerez votre route.
Oh! oui, oui! il le faut, dit Gilbert, il le faut, pas demain, mais tout de suite.
Et, reprenant son paquet sans vouloir rien entendre, il slana hors de la maison pour cacher dans lobscurit sa honte et sa douleur.
Le contrevent se referma. La dernire lumire steignit dans le bourg, les chiens eux-mmes, fatigus de la journe, cessrent daboyer.
Gilbert demeura seul, bien seul au monde, car nul nest plus isol sur la terre que lhomme qui vient de se sparer de son dernier cu, surtout quand ce dernier cu est le seul quil ait possd jamais!
La nuit tait obscure autour de lui: que faire? Il hsita. Retourner sur ses pas pour chercher son cu, ctait se livrer dabord une recherche bien prcaire; puis cette recherche le sparait tout jamais, ou du moins pour bien longtemps, de ces voitures quil ne pourrait plus rejoindre. Il rsolut de continuer sa course et se remit en chemin; mais peine eut-il fait une lieue, que la faim le prit. Calme ou plutt endormie un instant par la souffrance morale, elle se rveilla plus mordante que jamais, lorsquune course rapide eut recommenc de fouetter le sang du malheureux.
Puis, en mme temps que la faim, la fatigue, sa compagne, commena denvahir les membres de Gilbert. Avec un effort inou, il rejoignit encore une fois les carrosses. Mais on et dit quil y avait conspiration contre lui. Les voitures ne sarrtaient que pour relayer, et encore relayaient-elles si rapidement, quau premier relais le pauvre voyageur ne gagna pas cinq minutes de repos.
Cependant il repartit. Le jour commenait poindre lhorizon. Le soleil apparaissait au-dessus dune grande bande de vapeurs sombres dans tout lclat et toute la majest dun dominateur; il promettait une de ces ardentes journes de mai qui devancent lt de deux mois. Comment Gilbert pourrait-il supporter la chaleur du midi?
Gilbert eut un instant cette ide consolante pour son amour-propre, que les chevaux, les hommes et Dieu mme taient ligus contre lui. Mais, pareil Ajax, il montra le poing au ciel, et sil ne dit point comme lui: Jchapperai malgr les dieux, cest quil connaissait mieux son Contrat social que son Odysse.
Comme lavait prvu Gilbert, un moment arriva o il comprit linsuffisance de ses forces et la dtresse de sa position. Ce fut un moment terrible que celui de cette lutte de lorgueil contre limpuissance; un moment lnergie de Gilbert se trouva double de toute la force de son dsespoir. Par un dernier lan, il se rapprocha des voitures quil avait perdues de vue, et les revit travers un nuage de poussire auquel le sang dont ses yeux taient injects donnait une couleur fantastique; leur roulement retentissait dans ses oreilles, ml au tintement de ses artres. La bouche ouverte, le regard fixe, les cheveux colls au front par la sueur, il semblait un automate habile faisant peu prs les mouvements de lhomme, mais avec plus de raideur et de persvrance. Depuis la veille, il avait fait vingt ou vingt-deux lieues; enfin le moment arriva o ses jambes brises refusrent de le porter plus longtemps; ses yeux ne voyaient plus; il lui semblait que la terre tait mobile et tournait sur elle mme; il voulut crier et ne retrouva point sa voix; il voulut se retenir, sentant quil allait tomber, et battit lair de ses bras comme un insens. Enfin la voix se fit jour dans son gosier par des cris de rage, et, se tournant vers Paris, ou plutt dans la direction o il croyait que Paris devait tre, il hurla contre les vainqueurs de son courage et de ses forces une srie dimprcations terribles. Puis, saisissant ses cheveux pleines mains, il fit un ou deux tours sur lui-mme et tomba sur la grande route, avec la conscience et par consquent la consolation davoir, pareil un hros de lAntiquit, lutt jusquau dernier moment.
Il tomba en saffaissant sur lui-mme, les yeux encore menaants, les poings encore crisps.
Puis ses yeux se fermrent, ses muscles se dtendirent: il tait vanoui.
Gare donc! gare, enrag! lui cria, au moment o il venait de tomber, une voix enroue, accompagne des claquements dun fouet.
Gilbert nentendit pas.
Mais gare donc! ou je tcrase, morbleu!
Et un vigoureux coup de fouet allong en manire de stimulant accompagna ce cri.
Gilbert fut saisi et mordu la ceinture par la pliante lanire du fouet.
Mais il ne sentait plus rien, et il demeura sous les pieds des chevaux, qui arrivaient par une route secondaire rejoignant la route principale entre Thiblemont et Vauclre, et que dans sa folie il navait ni vus ni entendus.
Un cri terrible sortit de la voiture que les chevaux emportaient comme louragan fait dune plume.
Le postillon fit un effort surhumain; mais, malgr cet effort, il ne put retenir le premier cheval, plac en arbalte, lequel bondit par-dessus Gilbert. Mais il parvint arrter les deux autres, plus sous sa main que le premier. Une femme sortit moiti de la chaise.
Oh! mon Dieu! scria-t-elle avec angoisse, il est donc cras, le malheureux enfant?
Ma foi! madame, dit le postillon en essayant de dmler quelque chose travers la poussire que soulevaient les jambes de ses chevaux, ma foi, a men a bien lair.
Pauvre fou! pauvre enfant! Pas un pas de plus. Arrtez! arrtez!
Et la voyageuse, ouvrant la portire, se prcipita hors de la voiture.
Le postillon tait dj bas de son cheval, occup tirer dentre les roues le corps de Gilbert quil croyait sanglant et mort.
La voyageuse aidait le postillon de toutes ses forces.
Voil une chance! scria celui-ci, pas une corchure, pas un coup de pied.
Mais il est vanoui cependant.
De peur, sans doute. Rangeons-le sur le foss et, puisque madame est presse, continuons notre route.
Impossible! je ne puis abandonner cet enfant dans un pareil tat.
Bah! il na rien. Il reviendra tout seul.
Non, non. Si jeune, pauvre petit! Cest quelque chapp de collge qui aura voulu entreprendre un voyage au-dessus de ses forces. Voyez comme il est ple: il mourrait. Non, non, je ne labandonnerai pas. Mettez-le dans la berline, sur la banquette de devant.
Le postillon obit. La dame tait dj remonte en voiture. Gilbert fut dpos transversalement sur un bon coussin, la tte appuye aux parois rembourres du carrosse.
En route, maintenant, continua la jeune dame; cest dix minutes perdues: une pistole pour ces dix minutes.
Le postillon fit claquer son fouet au-dessus de sa tte, et les chevaux, qui connaissaient ce signal menaant, repartirent au grand galop.