Raisonnons, dit M. de Sartine, qui prit la libert de sasseoir sans que la favorite se fcht, car on passait tout lhomme le mieux renseign de France; quai-je fait pour vous il y a trois jours?
Vous mavez fait prvenir quun courrier partait de Chanteloup pour presser larrive de la dauphine.
Est-ce donc dun ennemi, cela?
Mais dans toute cette affaire de la prsentation, dans laquelle, vous le savez, je mets tout mon amour-propre, comment avez-vous t pour moi?
Du mieux quil ma t possible.
Monsieur de Sartine, vous ntes pas bien franc.
Ah! madame, vous me faites injure! Qui vous a retrouv au fond dune taverne, et cela en moins de deux heures, le vicomte Jean, dont vous aviez besoin pour lenvoyer je ne sais o, ou plutt je sais o?
Bon! il et mieux valu que vous me laissassiez perdre mon beau-frre, dit madame du Barry en riant, un homme alli la famille royale de France.
Enfin, madame, ce sont cependant des services que tout cela.
Oui, voil pour il y a trois jours. Voil pour avant-hier; mais hier, avez vous fait quelque chose pour moi, hier?
Hier, madame?
Oh! vous avez beau chercher Hier, ctait le jour dtre obligeant pour les autres.
Je ne vous comprends point, madame.
Oh! je me comprends, moi. Voyons, rpondez, monsieur, quavez-vous fait hier?
Le matin, ou le soir?
Le matin, dabord.
Le matin, madame, jai travaill comme de coutume.
Jusqu quelle heure avez-vous travaill?
Jusqu dix heures.
Ensuite?
Ensuite jai envoy prier dner un de mes amis de Lyon, qui avait pari de venir Paris sans que je le susse, et quun de mes laquais attendait la barrire.
Et aprs le dner?
Jai envoy au lieutenant de police de Sa Majest lempereur dAutriche ladresse dun fameux voleur quil ne pouvait trouver.
Et qui tait?
Vienne.
Ainsi, vous faites non seulement la police de Paris, mais encore celle des cours trangres?
Dans mes moments perdus, oui, madame.
Bien, je prends note de cela. Et aprs avoir expdi ce courrier, quavez vous fait?
Jai t lOpra.
Voir la petite Guimard? Pauvre Soubise!
Non pas: faire arrter un fameux coupeur de bourses que javais laiss tranquille tant quil ne stait adress quaux fermiers gnraux, et qui avait eu laudace de sadresser deux ou trois grands seigneurs.
Il me semble que vous auriez d dire la maladresse, monsieur le lieutenant Et aprs lOpra?
Aprs lOpra?
Oui. Cest bien indiscret ce que je demande, nest-ce pas?
Non. Aprs lOpra Attendez que je me rappelle.
Ah! il parat que cest ici que la mmoire vous manque.
Non pas. Aprs lOpra Ah! jy suis.
Bon.
Je suis descendu, ou plutt mont chez certaine dame qui donne jouer, et je lai moi-mme conduite au For-lvque.
Dans sa voiture?
Non, dans un fiacre.
Aprs?
Comment, aprs? Cest tout.
Non, ce nest pas tout.
Je suis remont dans mon fiacre.
Et qui avez-vous trouv dans votre fiacre?
M. de Sartine rougit.
Ah! scria la comtesse en frappant ses deux petites mains lune contre lautre, jai donc eu lhonneur de faire rougir un lieutenant de police.
Madame, balbutia M. de Sartine.
Eh bien! je vais vous le dire, moi; qui tait dans ce fiacre, reprit la favorite; ctait la duchesse de Grammont.
La duchesse de Grammont! scria le lieutenant de police.
Oui, la duchesse de Grammont, laquelle venait vous prier de la faire entrer dans lappartement du roi.
Ma foi, madame, scria M. de Sartine en sagitant sur son fauteuil, je remets mon portefeuille entre vos mains. Ce nest plus moi qui fais la police, cest vous.
En effet, monsieur de Sartine, jai la mienne, comme vous voyez: ainsi gare vous! Oui! oui! la duchesse de Grammont dans un fiacre, minuit, avec monsieur le lieutenant, et dans un fiacre marchant au pas! Savez-vous ce que jai fait faire tout de suite, moi?
Non, mais jai une horrible peur. Heureusement quil tait bien tard.
Bon! cela ny fait rien: la nuit est lheure de la vengeance.
Et quavez-vous fait? voyons!
De mme que ma police secrte, jai ma littrature ordinaire, des grimauds affreux, sales comme des guenilles et affams comme des belettes.
Vous les nourrissez donc bien mal?
Je ne les nourris pas du tout. Sils engraissaient, ils deviendraient btes comme M. de Soubise; la graisse absorbe le fiel; cest connu, cela.
Continuez, vous me faites frmir.
Jai donc pens toutes les mchancets que vous laissez faire aux Choiseul contre moi. Cela ma pique, et jai donn mes Apollon les programmes suivants: 1 M. de Sartine dguis en procureur, et visitant, rue de lArbre-Sec, au quatrime tage, une jeune innocente, laquelle il na pas honte de compter une misrable somme de trois cents livres tous les 30 du mois.
Madame, cest une belle action que vous voulez ternir.
On ne ternit que celles-l. 2 M. de Sartine dguis en rvrend pre de la mission, et sintroduisant dans le couvent des Carmlites de la rue Saint Antoine.
Madame, japportais ces bonnes surs des nouvelles dorient.
Du petit ou du grand? 3 M. de Sartine dguis en lieutenant de police, et courant les rues minuit, dans un fiacre, en tte tte avec la duchesse de Grammont.
Ah! madame, dit M. de Sartine effray, voudriez-vous dconsidrer ce point mon administration?
Eh! vous laissez bien dconsidrer la mienne, dit la comtesse en riant. Mais attendez donc.
Jattends.
Mes drles se sont mis la besogne, et ils ont compos, comme on compose au collge, en narration, en version, en amplification, et jai reu ce matin une pigramme, une chanson et un vaudeville.
Ah! mon Dieu!
Effroyables tous trois. Jen rgalerai ce matin le roi, ainsi que du nouveau Pater Noster que vous laissez courir contre lui, vous savez?
Notre Pre qui tes Versailles, que votre nom soit honni comme il mrite de ltre; votre rgne est branl, votre volont nest pas plus faite sur la terre que dans le ciel; rendez-nous notre pain quotidien, que vos favorites nous ont t; pardonnez vos parlements, qui soutiennent vos intrts, comme nous pardonnons vos ministres, qui les ont vendus. Ne succombez point aux tentations de la du Barry, mais dlivrez-nous de votre diable de chancelier.
Ainsi soit-il!
O avez-vous encore dcouvert celui-l? dit M. de Sartine en joignant les mains avec un soupir.
Eh! mon Dieu! je nai pas besoin de les dcouvrir, on ma fait la galanterie de menvoyer tous les jours ce qui parat le mieux dans ce genre. Je vous faisais mme les honneurs de ces envois quotidiens.
Oh! madame
Aussi, par rciprocit, demain vous recevrez lpigramme, la chanson et le vaudeville en question.
Pourquoi pas tout de suite?
Parce quil me faut le temps de les distribuer. Nest-ce pas lhabitude, dailleurs, que la police soit prvenue la dernire de ce qui se fait? Oh! ils vous amuseront fort, en vrit. Moi, jen ai ri ce matin pendant trois quarts dheure. Quant au roi, il en est malade dune dsopilation de la rate. Cest pour cela quil est en retard.
Je suis perdu! scria M. de Sartine en frappant de ses deux mains sur sa perruque.
Non, vous ntes pas perdu; vous tes chansonn, voil tout. Suis-je perdue pour la Belle Bourbonnaise, moi? Non. Jenrage, voil tout; ce qui fait qu mon tour je veux faire enrager les autres. Ah! les charmants vers! Jen ai t si contente, que jai fait donner du vin blanc mes scorpions littraires, et quils doivent tre ivres morts en ce moment.
Ah! comtesse! comtesse!
Je vais dabord vous dire lpigramme.