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En effet, il pouvait tre sept heures du soir, et quoiquil ft jour encore, lhabitude de dner quatre heures dj rpandue dans la noblesse interrompait, en gnral, toute affaire depuis le dner jusquau lendemain.

Madame de Barn, qui dsirait rencontrer ardemment le vice-chancelier, fut cependant console cette ide quelle ne le trouverait pas. Cest l une de ces frquentes contradictions de lesprit humain, que lon comprendra toujours sans les expliquer jamais.

La comtesse se prsenta donc, comptant que le suisse allait lvincer. Elle avait prpar un cu de trois livres pour adoucir le cerbre et lengager prsenter son nom sur la liste des audiences demandes.

En arrivant en face de lhtel, elle trouva le suisse causant avec un huissier, lequel semblait lui donner un ordre. Elle attendit discrtement, de peur que sa prsence ne dranget les deux interlocuteurs; mais en lapercevant dans son carrosse de louage, lhuissier se retira.

Le suisse alors sapprocha du carrosse et demanda le nom de la solliciteuse.

Oh! je sais, dit-elle, que je naurai probablement pas lhonneur de voir Son Excellence.

Nimporte, madame, rpondit le suisse, faites-moi toujours lhonneur de me dire comment vous vous nommez.

Comtesse de Barn, rpondit-elle.

Monseigneur est lhtel, rpliqua le suisse.

Plat-il? fit madame de Barn au comble de ltonnement.

Je dis que monseigneur est lhtel, rpta celui-ci.

Mais, sans doute, monseigneur ne reoit pas?

Il recevra madame la comtesse, dit le suisse.

Madame de Barn descendit, ne sachant pas si elle dormait ou veillait. Le suisse tira un cordon qui fit deux fois rsonner une cloche. Lhuissier parut sur le perron, et le suisse fit signe la comtesse quelle pouvait entrer.

Vous voulez parler monseigneur, madame? demanda lhuissier.

Cest--dire, monsieur, que je dsirais cette faveur sans oser lesprer.

Veuillez me suivre, madame la comtesse.

On disait tant de mal de ce magistrat! pensa la comtesse en suivant lhuissier; il a cependant une grande qualit, cest dtre abordable toute heure. Un chancelier! cest trange.

Et tout en marchant, elle frmissait lide de trouver un homme dautant plus revche, dautant plus disgracieux quil se donnait ce privilge par lassiduit ses devoirs. M. de Maupeou, enseveli sous une vaste perruque et vtu de lhabit de velours noir, travaillait dans un cabinet, portes ouvertes.

La comtesse, en entrant, jeta un regard rapide autour delle; mais elle vit avec surprise quelle tait seule, et que nulle autre figure que la sienne et celle du maigre, jaune et affair chancelier ne se rflchissait dans les glaces.

Lhuissier annona madame la comtesse de Barn.

M. de Maupeou se leva tout dune pice et se trouva du mme mouvement adoss sa chemine.

Madame de Barn fit les trois rvrences de rigueur.

Le petit compliment qui suivit les rvrences fut quelque peu embarrass. Elle ne sattendait pas lhonneur elle ne croyait pas quun ministre si occup et le courage de prendre sur les heures de son repos

M. de Maupeou rpliqua que le temps ntait pas moins prcieux pour les sujets de Sa Majest, que pour ses ministres; que cependant il y avait encore des distinctions faire entre les gens presss; quen consquence il donnait toujours son meilleur reste ceux qui mritaient ces distinctions.

Nouvelles rvrences de madame de Barn, puis silence embarrass, car l devaient cesser les compliments et commencer les requtes.

M. de Maupeou attendait en se caressant le menton.

Monseigneur, dit la plaideuse, jai voulu me prsenter devant Votre Excellence pour lui exposer trs humblement une grave affaire de laquelle dpend toute ma fortune.

M. de Maupeou fit de la tte un lger signe qui voulait dire: Parlez.

En effet, monseigneur, reprit-elle, vous saurez que toute ma fortune, ou plutt celle de mon fils, est intresse dans le procs que je soutiens en ce moment contre la famille Saluces.

Le vice-chancelier continua de se caresser le menton.

Mais votre quit mest si bien connue, monseigneur, que, tout en connaissant lintrt, je dirai mme lamiti que Votre Excellence porte ma partie adverse, je nai pas hsit un seul instant venir supplier Son Excellence de mentendre.

M. de Maupeou ne put sempcher de sourire en entendant louer son quit: cela ressemblait trop aux vertus apostoliques de Dubois, que lon complimentait aussi sur ses vertus cinquante ans auparavant.

Madame la comtesse, dit-il, vous avez raison de dire que je suis ami des Saluces; mais vous avez aussi raison de croire quen prenant les sceaux jai dpos toute amiti. Je vous rpondrai donc, en dehors de toute proccupation particulire, comme il convient au chef souverain de la justice.

Oh! monseigneur, soyez bni! scria la vieille comtesse.

Jexamine donc votre affaire en simple jurisconsulte, continua le chancelier.

Et jen remercie Votre Excellence, si habile en ces matires.

Votre affaire vient bientt, je crois?

Elle est appele la semaine prochaine, monseigneur.

Maintenant, que dsirez-vous?

Que Votre Excellence prenne connaissance des pices.

Cest fait.

Eh bien! demanda en tremblant la vieille comtesse, quen pensez-vous, monseigneur?

De votre affaire?

Oui.

Je dis quil ny a pas un seul doute avoir.

Comment? sur le gain?

Non, sur la perte.

Monseigneur dit que je perdrai ma cause?

Indubitablement. Je vous donnerai donc un conseil.

Lequel? demanda la comtesse avec un dernier espoir.

Cest, si vous avez quelque payement faire, le procs jug, larrt rendu

Eh bien?

Eh bien! cest de tenir vos fonds prts.

Mais, monseigneur, nous sommes ruins, alors!

Dame! vous comprenez, madame la comtesse, que la justice ne peut entrer dans ces sortes de considrations.

Cependant, monseigneur, ct de la justice, il y a la piti.

Cest justement pour cette raison, madame la comtesse, quon a fait la justice aveugle.

Mais, cependant, Votre Excellence ne me refusera point un conseil.

Dame! demandez. De quel genre le voulez-vous?

Ny a-t-il aucun moyen dentrer en arrangement, dobtenir un arrt plus doux?

Vous ne connaissez aucun de vos juges? demanda le vice-chancelier.

Aucun, monseigneur.

Cest fcheux! MM. de Saluces sont lis avec les trois quarts du parlement, eux!

La comtesse frmit.

Notez bien, continua le vice-chancelier, que cela ne fait rien quant au fond des choses, car un juge ne se laisse pas entraner par des influences particulires.

Ctait aussi vrai que lquit du chancelier et les fameuses vertus apostoliques de Dubois. La comtesse faillit svanouir.

Mais enfin, continua le chancelier, la part faite de lintgrit, le juge pense plus son ami qu lindiffrent; cest trop juste lorsque cest juste, et, comme il sera juste que vous perdiez votre procs, madame, on pourra bien vous en rendre les consquences aussi dsagrables que possible.

Mais cest effrayant, ce que Votre Excellence me fait lhonneur de me dire.

Quant moi, madame, continua M. de Maupeou, vous pensez bien que je mabstiendrai; je nai pas de recommandation faire aux juges, et, comme je ne juge pas moi-mme; je puis donc parler.

Hlas! monseigneur, je me doutais bien dune chose!

Le vice-chancelier fixa sur la plaideuse ses petits yeux gris.

Cest que, MM. de Saluces habitant Paris, MM. de Saluces sont lis avec tous mes juges, cest que MM. de Saluces, enfin, seraient tout-puissants.

Parce quils ont le droit dabord.

Quil est cruel, monseigneur, dentendre sortir ces paroles de la bouche dun homme infaillible comme est Votre Excellence.

Je vous dis tout cela, cest vrai, et cependant, reprit avec une feinte bonhomie M. de Maupeou, je voudrais vous tre utile, sur ma parole.