Le lieutenant de police vit que larrestation de Rousseau tait une mesure dont le roi dsirait dlivrer la responsabilit royale; il ninsista donc point davantage.
Maintenant, sire, dit M. de Sartine, il sagit dun autre philosophe.
Encore? rpondit le roi avec lassitude; mais nous nen finirons donc pas avec eux?
Hlas! sire, ce sont eux qui nen finissent pas avec nous.
Et duquel sagit-il?
De M. de Voltaire.
Est-il rentr en France aussi, celui-l?
Non, sire, et mieux vaudrait-il peut-tre quil y ft; nous le surveillerions, au moins.
Qua-t-il fait?
Ce nest pas lui qui fait, ce sont ses partisans: il ne sagit pas moins que de lui lever une statue.
questre?
Non, sire, et cependant cest un fameux preneur de villes, je vous en rponds.
Louis XV haussa les paules.
Sire, je nen ai pas vu de pareil depuis Poliorcte, continua M. de Sartine. Il a des intelligences partout; les premiers de votre royaume se font contrebandiers pour introduire ses livres. Jen ai saisi lautre jour huit caisses pleines; deux taient ladresse de M. de Choiseul.
Il est trs amusant.
Sire, en attendant, remarquez que lon fait pour lui ce quon fait pour les rois: on lui vote une statue.
On ne vote pas de statues aux rois, Sartine, ils se les votent. Et qui est charg de cette belle uvre?
Le sculpteur Pigalle. Il est parti pour Ferney afin dexcuter le modle. En attendant, les souscriptions pleuvent. Il y a dj six mille cus, et remarquez, sire, que les gens de lettres seuls ont le droit de souscrire. Tous arrivent avec leur offrande. Cest une procession. M. Rousseau lui-mme a apport ses deux louis.
Eh bien! que voulez-vous que jy fasse? dit Louis XV. Je ne suis pas un homme de lettres, cela ne me regarde point.
Sire, je comptais avoir lhonneur de proposer Votre Majest de couper court cette dmonstration.
Gardez-vous-en bien, Sartine. Au lieu de lui voter une statue de bronze, ils la lui voteraient dor. Laissez-les faire. Eh! mon Dieu, il sera encore plus laid en bronze quen chair et en os!
Alors Votre Majest dsire que la chose ait son cours?
Dsire, entendons-nous, Sartine, dsire nest point le mot. Je voudrais pouvoir arrter tout cela certainement; mais, que voulez-vous! cest chose impossible. Le temps est pass o la royaut pouvait dire lesprit philosophique, comme Dieu locan: Tu niras pas plus loin. Crier sans rsultat, frapper sans atteindre, serait montrer notre impuissance. Dtournons les yeux, Sartine, et faisons semblant de ne pas voir.
M. de Sartine poussa un soupir.
Sire, dit-il, si nous ne punissons pas les hommes, dtruisons les uvres, au moins. Voici une liste douvrages auxquels il est urgent de faire leur procs; car les uns attaquent le trne, les autres lautel; les uns sont une rbellion, les autres un sacrilge.
Louis XV prit la liste, et dune voix languissante:
La Contagion sacre, ou Histoire naturelle de la superstition; Systme de la nature, ou Lois du monde physique et moral; Dieu et les hommes, discours sur les miracles de Jsus-Christ; Instructions du capucin de Raguse frre Perduicloso partant pour la terre sainte
Le roi ntait pas au quart de la liste, et cependant il laissa tomber le papier; ses traits, ordinairement calmes, prirent une singulire expression de tristesse et de dcouragement.
Il demeura rveur, absorb, comme ananti, pendant quelques instants.
Ce serait un monde soulever, Sartine, murmura-t-il; que dautres y essayent.
Sartine le regardait avec cette intelligence que Louis XV aimait tant voir chez ses ministres, parce quelle lui pargnait un travail de pense ou daction.
La tranquillit, nest-ce pas, sire, la tranquillit, dit-il son tour, voil ce que le roi veut?
Le roi secoua la tte de haut en bas.
Eh! mon Dieu! oui, je ne leur demande pas autre chose, vos philosophes, vos encyclopdistes, vos thaumaturges, vos illumins, vos potes, vos conomistes, vos folliculaires qui sortent on ne sait do, et qui grouillent, crivent, croassent, calomnient, calculent, prchent, crient. Quon les couronne, quon leur fonde des statues, quon leur btisse des temples, mais quon me laisse tranquille.
Sartine se leva, salua le roi, et sortit en murmurant:
Heureusement quil y a sur nos monnaies: Domine, salvum fac regem [6].
Alors Louis XV, rest seul, prit une plume et crivit au dauphin:
Vous mavez demand dactiver larrive de madame la dauphine: je veux vous faire ce plaisir.
Je donne lordre de ne pas sarrter Noyon; en consquence, mardi matin elle sera Compigne.
Moi-mme, jy serai dix heures prcises, cest--dire un quart dheure avant elle.
De cette faon, dit-il, je serai dbarrass de cette sotte affaire de la prsentation, qui me tourmente plus que M. de Voltaire, que M. Rousseau, et que tous les philosophes venus et venir. Ce sera une affaire alors entre la pauvre comtesse, le dauphin et la dauphine. Ma foi! faisons driver un peu les chagrins, les haines et les vengeances sur les esprits jeunes qui ont la force de lutter. Que les enfants apprennent souffrir, cela forme la jeunesse.
Et enchant davoir tourn ainsi la difficult, certain que nul ne pourrait lui reprocher davoir favoris ou empch la prsentation qui occupait tout Paris, le roi remonta en voiture et partit pour Marly, o la cour lattendait.
Chapitre 35. Marraine et filleule
La pauvre comtesse conservons-lui lpithte que le roi lui avait donne, car elle la mritait certes bien en ce moment; la pauvre comtesse, disons-nous, courait comme une me en peine sur la route de Paris.
Chon, terrifie comme elle de lavant-dernier paragraphe de la lettre de Jean, cachait dans le boudoir de Luciennes sa douleur et son inquitude, maudissant la fatale ide quelle avait eue de recueillir Gilbert sur le grand chemin.
Arrive au pont dAntin, jet sur lgout qui aboutissait la rivire et entourait Paris de la Seine la Roquette, la comtesse trouva un carrosse qui lattendait.
Dans ce carrosse tait le vicomte Jean en compagnie dun procureur, avec lequel il paraissait argumenter dnergique faon.
Sitt quil aperut la comtesse, Jean laissa son procureur, sauta terre en faisant signe au cocher de sa sur darrter court.
Vite, comtesse, dit-il, vite, montez dans mon carrosse, et courez rue Saint-Germain-des-Prs.
La vieille nous berne donc? dit madame du Barry en changeant de voiture, tandis que le procureur, averti par un signe du vicomte, en faisait autant.
Je le crois, comtesse, dit Jean, je le crois: cest un prt pour un rendu, ou plutt un rendu pour un prt.
Mais que sest-il donc pass?
En deux mots, voici. Jtais rest Paris, moi, parce que je me dfie toujours et que je nai pas tort, comme vous voyez. Neuf heures du soir venues, je me suis mis rder autour de lhtellerie du Coq chantant. Rien, pas de dmarches, pas de visite, tout allait merveille. Je crois, en consquence, que je puis rentrer et dormir. Je rentre et je dors.
Ce matin, au point du jour, je mveille, jveille Patrice, et je lui ordonne de se mettre en faction au coin de la borne.
neuf heures, notez bien, une heure plus tt que lheure dite, jarrive avec le carrosse; Patrice na rien vu dinquitant, je monte lescalier assez rassur.
la porte, une servante marrte et mapprend que madame la comtesse ne pourra sortir de la journe et peut-tre de huit jours.
Javoue que, prpar une disgrce quelconque, je ne mattendais point celle-l.
Comment! elle ne sortira pas? mcriai-je; et qua-t-elle donc?
Elle est malade.
Malade? Impossible! Hier, elle se portait ravir.
Oui, monsieur. Mais madame a lhabitude de faire son chocolat, et ce matin, en le faisant bouillir, elle la rpandu du fourneau sur son pied, et elle sest brle. Aux cris qua pousss madame la comtesse, je suis accourue. Madame la comtesse a failli svanouir. Je lai porte sur son lit, et en ce moment je crois quelle dort.