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� Inutile, monsieur, dit Gilbert; je les connais.

� C�est bien heureux, grommela le sergent.

Les voitures royales pass�rent.

La file se prolongeait; Gilbert regardait avec des yeux tellement avides, qu�ils en semblaient h�b�t�s. Successivement, en arrivant en face de la porte de l�abbaye, les voitures s�arr�taient, les seigneurs de la suite en descendaient, op�ration qui, de cinq minutes en cinq minutes, occasionnait un mouvement de halte sur toute la ligne.

� l�une de ces haltes, Gilbert sentit comme un feu br�lant qui lui e�t travers� le c�ur. Il eut un �blouissement, pendant lequel toutes choses s�effac�rent � ses yeux, et un tremblement si violent s�empara de lui, qu�il fut forc� de se cramponner � sa branche pour ne pas tomber.

C�est qu�en face de lui, � dix pas au plus, dans l�une de ces voitures � fleurs de lis que le sergent lui avait recommand� de saluer, il venait d�apercevoir la resplendissante, la lumineuse figure d�Andr�e v�tue toute de blanc, comme un ange ou comme un fant�me.

Il poussa un faible cri, puis, triomphant de toutes ces �motions qui s��taient empar�es de lui � la fois, il commanda � son c�ur de cesser de battre, � son regard de se fixer sur le soleil.

Et la puissance du jeune homme sur lui-m�me �tait si grande qu�il y r�ussit.

De son c�t�, Andr�e, qui voulait voir pourquoi les voitures avaient cess� de marcher, Andr�e se pencha hors de la porti�re et, en �tendant autour d�elle son beau regard d�azur, elle aper�ut Gilbert et le reconnut.

Gilbert se doutait qu�en l�apercevant, Andr�e allait s��tonner, se retourner et parler � son p�re, assis dans la voiture � ses c�t�s.

Il ne se trompait point, Andr�e s��tonna, se retourna et appela sur Gilbert l�attention du baron de Taverney, qui, orn� de son grand cordon rouge, posait fort majestueusement dans le carrosse du roi.

� Gilbert! s��cria le baron r�veill� comme en sursaut; Gilbert ici! Et qui donc aura soin de Mahon l�-bas?

Gilbert entendit parfaitement ces paroles. Il se mit aussit�t � saluer avec un respect �tudi� Andr�e et son p�re.

Il lui fallut toutes ses forces pour accomplir ce salut.

� C�est pourtant vrai! s��cria le baron en apercevant notre philosophe. C�est ce dr�le-l� en personne.

L�id�e que Gilbert f�t � Paris se trouvait si loin de son esprit, qu�il n�avait pas voulu en croire d�abord les yeux de sa fille, et qu�il avait en ce moment encore toutes les peines du monde � en croire ses propres yeux.

Quant au visage d�Andr�e, que Gilbert observait alors avec une attention soutenue, il n�exprimait qu�un calme parfait apr�s un l�ger nuage d��tonnement.

Le baron pench� hors la porti�re appela Gilbert du geste.

Gilbert voulut aller � lui, le sergent l�arr�ta.

� Vous voyez bien que l�on m�appelle, dit-il.

� O� cela?

� De cette voiture.

Les regards du sergent suivirent la direction indiqu�e par le doigt de Gilbert, et se fix�rent sur le carrosse de M. de Taverney.

� Permettez, sergent, dit le baron, je voudrais parler � ce gar�on, deux mots seulement.

� Quatre, monsieur, quatre, dit le sergent; vous avez du temps de reste; on lit une harangue sous le porche; vous en avez pour une bonne demi-heure. Passez, jeune homme.

� Venez �a, dr�le! dit le baron � Gilbert, qui affectait de marcher de son pas ordinaire; dites-moi par quel hasard, quand vous devriez �tre � Taverney, on vous trouve � Saint-Denis?

Gilbert salua une seconde fois Andr�e et le baron et r�pondit:

� Ce n�est point le hasard, monsieur, qui m�am�ne ici; c�est l�acte de ma volont�.

� Comment! de votre volont�, maroufle! Auriez-vous une volont�, par hasard?

� Pourquoi pas? Tout homme libre a le droit d�en avoir une.

� Tout homme libre! Ah ��! vous vous croyez donc libre, petit malheureux?

� Oui, sans doute, puisque je n�ai encha�n� ma libert� � personne.

� Voil�, sur ma foi, un plaisant maraud! s��cria M. de Taverney, interdit de l�aplomb avec lequel parlait Gilbert. Quoi! vous � Paris, et comment venu, je vous prie?� et avec quelles ressources, s�il vous pla�t?

� � pied, dit laconiquement Gilbert.

� � pied! r�p�ta Andr�e avec une certaine expression de piti�.

� Et que viens-tu faire � Paris? Je te le demande, s��cria le baron.

� Mon �ducation d�abord, ma fortune ensuite.

� Ton �ducation?

� J�en suis s�r.

� Ta fortune?

� Je l�esp�re.

� Et que fais-tu en attendant? Tu mendies?

� Mendier! fit Gilbert avec un superbe d�dain.

� Tu voles, alors?

� Monsieur, dit Gilbert avec un accent de fermet� fi�re et sauvage qui fixa un instant sur l��trange jeune homme l�attention de mademoiselle de Taverney, est-ce que je vous ai jamais vol�?

� Que fais-tu alors avec tes mains de fain�ant?

� Ce que fait un homme de g�nie auquel je veux ressembler, ne f�t-ce que par ma pers�v�rance, r�pondit Gilbert. Je copie de la musique.

Andr�e tourna la t�te de son c�t�.

� Vous copiez de la musique? dit-elle.

� Oui, mademoiselle.

� Vous la savez donc? ajouta-t-elle d�daigneusement et du m�me ton qu�elle e�t dit: �Vous mentez.�

� Je connais mes notes, et c�est assez pour �tre copiste, r�pondit Gilbert.

� Et o� diable les as-tu apprises, tes notes, dr�le?

� Oui, fit en souriant Andr�e.

� Monsieur le baron, j�aime profond�ment la musique, et, comme tous les jours mademoiselle passait une heure ou deux � son clavecin, je me cachais pour �couter.

� Fain�ant!

� J�ai d�abord retenu les airs; puis, comme ces airs �taient �crits dans une m�thode, j�ai peu � peu, et � force de travail, appris � lire dans cette m�thode.

� Dans ma m�thode! fit Andr�e au comble de l�indignation, vous osiez toucher � ma m�thode?

� Non, mademoiselle, jamais je ne me fusse permis cela, dit Gilbert; mais elle restait ouverte sur votre clavecin, tant�t � une place, tant�t � une autre. Je n�y touchais pas; j�essayais de lire, voil� tout: mes yeux ne pouvaient en salir les pages.

� Vous allez voir, dit le baron, que ce coquin-l� va nous annoncer tout � l�heure qu�il joue du piano comme Haydn.

� J�en saurais jouer probablement, dit Gilbert, si j�avais os� poser mes doigts sur les touches.

Et Andr�e, malgr� elle, jeta un second regard sur ce visage anim� par un sentiment dont rien ne peut donner l�id�e, si ce n�est le fanatisme avide du martyre.

Mais le baron, qui n�avait point dans l�esprit la calme et intelligente lucidit� de sa fille, avait senti s�allumer sa col�re en songeant que ce jeune homme avait raison, et que l�on avait eu avec lui, en le laissant � Taverney en compagnie de Mahon, des torts d�inhumanit�.

Or, on pardonne difficilement � un inf�rieur le tort dont il peut nous convaincre; de sorte que, s��chauffant � mesure que sa fille s�adoucissait:

� Ah! brigandeau! s��cria-t-il; tu d�sertes, tu vagabondes; et lorsqu�on te demande compte de ta conduite, tu as recours � des balivernes comme celles que nous venons d�entendre! Eh bien, comme je ne veux pas que, par ma faute, le pav� du roi soit embarrass� de filous et de boh�mes�

Andr�e fit un mouvement pour calmer son p�re; elle sentait que l�exag�ration excluait la sup�riorit�.

Mais le baron �carta la main protectrice de sa fille et continua:

� Je te recommanderai � M. de Sartine, et tu iras faire un tour � Bic�tre, mauvais garnement de philosophe!

Gilbert fit un pas de retraite, enfon�a son chapeau, et, p�le de col�re:

� Monsieur le baron, dit-il, apprenez que, depuis que je suis � Paris, j�ai trouv� des protecteurs qui lui font faire antichambre, � votre M. de Sartine!

� Ah! oui-da! s��cria le baron; eh bien, si tu �chappes � Bic�tre, tu n��chapperas point aux �trivi�res. Andr�e, Andr�e, appelez votre fr�re, qui est l� tout pr�s.

Andr�e se baissa vers Gilbert et lui dit imp�rieusement:

� Voyons, monsieur Gilbert, retirez-vous!

� Philippe, Philippe! cria le vieillard.

� Retirez-vous, dit Andr�e au jeune homme, qui demeurait muet et immobile � sa place, comme dans une contemplation extatique.