En Italie, les chapelles des couvents sont des glises publiques. Le pape ne croit pas sans doute quil soit permis un prtre de confisquer Dieu en quelque endroit quil se manifeste ses adorateurs.
Jentrai dans le chur, et je pris ma stalle. Il y avait entre les toiles vertes qui fermaient les grilles de ce chur, ou plutt qui affectaient de les fermer, il y avait, dis-je, un espace assez grand pour que lon distingut la nef.
Je vis, par cet espace donnant pour ainsi dire sur la terre, un homme demeur seul debout au milieu de la foule prosterne. Cet homme me regardait, ou plutt il me dvorait des yeux. Je sentis alors cet trange mouvement de malaise que javais dj prouv; cet effet surhumain qui mattirait pour ainsi dire hors de moi-mme, comme travers une feuille de papier, une planche, un plat mme, javais vu mon frre attirer une aiguille avec un fer aimant.
Hlas! vaincue, subjugue, sans force contre cette attraction, je me penchai vers lui, je joignis les mains comme on les joint devant Dieu, et des lvres et du cur la fois je lui dis:
Merci, merci!
Mes surs me regardrent avec surprise; elles navaient rien compris mon mouvement, rien compris mes paroles; elles suivirent la direction de mes mains, de mes yeux, de ma voix. Elles se haussrent sur leurs stalles pour regarder leur tour dans la nef. Je regardai aussi en tremblant.
Ltranger avait disparu.
Elles minterrogrent, mais je ne sus que rougir, plir et balbutier.
Depuis ce moment, Madame, scria Lorenza avec dsespoir, depuis ce moment, je suis au pouvoir du dmon!
Je ne vois rien de surnaturel en tout cela cependant, ma sur, rpondit la princesse avec un sourire; calmez-vous donc et continuez.
Oh! parce que vous ne pouvez pas sentir ce que jprouvais, moi.
Quprouvtes-vous?
La possession tout entire: mon cur, mon me, ma raison, le dmon possdait tout.
Ma sur, jai bien peur que ce dmon ne ft lamour! dit Madame Louise.
Oh! lamour ne met point fait souffrir ainsi, lamour net point oppress mon cur, lamour net point secou tout mon corps comme le vent dorage fait dun arbre, lamour ne met pas donn la mauvaise pense qui me vint.
Dites cette mauvaise pense, mon enfant.
Jaurais d tout avouer mon confesseur, nest-ce pas, Madame?
Sans doute.
Eh bien, le dmon qui me possdait me souffla tout bas, au contraire, de garder le secret. Pas une religieuse, peut-tre, ntait entre dans le clotre sans laisser dans le monde quelle abandonnait un souvenir damour, beaucoup avaient un nom dans le cur en invoquant le nom de Dieu. Le directeur tait habitu de pareilles confidences. Eh bien, moi, si pieuse, si timide, si candidement innocente, moi qui, avant ce fatal voyage de Subiaco, navais jamais chang une seule parole avec un autre homme que mon frre, moi qui depuis lors navais crois que deux fois mon regard avec linconnu, je me figurai, Madame, quon mattribuerait avec cet homme une de ces intrigues quavant de prendre le voile chacune de nos surs avait eues avec leurs regretts amants.
Mauvaise pense, en effet, dit Madame Louise; mais cest encore un dmon bien innocent que celui qui ninspire la femme quil possde que de semblables penses. Continuez.
Le lendemain, on me demanda au parloir. Je descendis; je trouvai une de mes voisines de la via Frattina, Rome, jeune femme qui me regrettait beaucoup, parce que chaque soir nous causions et chantions ensemble.
Derrire elle, auprs de la porte, un homme envelopp dun manteau lattendait comme et fait un valet. Cet homme ne se tourna point vers moi; cependant, moi, je me tournai vers lui. Il ne me parla point, et cependant je le devinai; ctait encore mon protecteur inconnu.
Le mme trouble que javais dj prouv se rpandit dans mon cur. Je me sentis tout entire envahie par la puissance de cet homme. Sans les barreaux qui me retenaient captive, jeusse bien certainement t lui. Il y avait dans lombre de son manteau des rayonnements tranges qui mblouissaient. Il y avait dans son silence obstin des bruits entendus de moi seule, et qui me parlaient une langue harmonieuse.
Je pris sur moi-mme toute la puissance que je pouvais avoir, et demandai ma voisine de la via Frattina quel tait cet homme qui laccompagnait.
Elle ne le connaissait point. Son mari devait venir avec elle; mais, au moment de partir, il tait rentr accompagn de cet homme, et lui avait dit:
Je ne puis te conduire Subiaco, mais voici mon ami qui taccompagnera.
Elle nen avait pas demand davantage, tant elle avait envie de me revoir, et elle tait venue dans la compagnie de linconnu.
Ma voisine tait une sainte femme; elle vit dans un coin du parloir une madone qui avait la rputation dtre fort miraculeuse, elle ne voulut point sortir sans y avoir fait sa prire, elle alla sagenouiller devant elle.
Pendant ce temps, lhomme entra sans bruit, sapprocha lentement de moi, ouvrit son manteau et plongea ses regards dans les miens comme il et fait de deux rayons ardents.
Jattendais quil parlt; ma poitrine se soulevait pour ainsi dire, montant comme une vague au-devant de sa parole; mais il se contenta dtendre ses deux mains au-dessus de ma tte en les approchant de la grille qui nous sparait. Aussitt, une extase inoue sempara de moi; il me souriait. Je lui rendis son sourire tout en fermant les yeux comme crase sous une langueur infinie. Pendant ce temps, comme sil navait pas dsir autre chose que de sassurer de sa puissance sur moi, il disparut; mesure quil sloignait, je reprenais mes sens; cependant jtais encore sous lempire de cette trange hallucination, quand ma voisine de la via Frattina, ayant achev sa prire, se releva, prit cong de moi, membrassa et sortit son tour.
En me dshabillant le soir, je trouvai sous ma guimpe un billet qui contenait seulement ces trois lignes:
Rome, celui qui aime une religieuse est puni de mort. Donnerez vous la mort qui vous devez la vie?
De ce jour, Madame, la possession fut complte, car je mentis Dieu, en ne lui avouant pas que je songeais cet homme autant et plus qu lui.
Lorenza, effraye elle-mme de ce quelle venait de dire, sarrta pour interroger la physionomie si douce et si intelligente de la princesse.
Tout cela nest point de la possession, dit Madame Louise de France avec fermet. Cest une malheureuse passion, je vous le rpte, et, je vous lai dit, les choses du monde ne doivent point entrer jusquici, sinon ltat de regrets.
Des regrets, Madame? scria Lorenza. Quoi! vous me voyez en larmes, en prires, vous me voyez genoux vous suppliant de me soustraire au pouvoir infernal de cet homme, et vous me demandez si jai des regrets? Oh! jai plus que des regrets; jai des remords!
Cependant, jusqu cette heure, dit Madame Louise.
Attendez, attendez jusquau bout, fit Lorenza, et alors ne me jugez pas trop svrement, je vous en supplie, Madame.
Lindulgence et la douceur me sont recommandes, et je suis aux ordres de la souffrance.
Merci! oh! merci! vous tes vritablement lange consolateur que jtais venue chercher.
Nous descendions la chapelle trois jours par semaine; chacun de ces offices, linconnu assista. Javais voulu rsister; javais dit que jtais malade; javais rsolu que je ne descendrais point. Faiblesse humaine! quand venait lheure, je descendais malgr moi, et, comme si une force suprieure ma volont met pousse, alors, sil ntait point arriv, javais quelques instants de calme et de bien-tre; mais, mesure quil approchait, je le sentais venir. Jaurais pu dire: il est cent pas, il est au seuil de la porte, il est dans lglise, et cela sans regarder de son ct; puis, ds quil tait arriv sa place accoutume, mes yeux fussent-ils fixs sur mon livre de prires pour linvocation la plus sainte, mes yeux se dtournaient pour sarrter sur lui.
Alors, si longtemps que se prolonget loffice, je ne pouvais plus lire ni prier. Toute ma pense, toute ma volont, toute mon me taient dans mes regards, et tous mes regards taient pour cet homme, qui, je le sentais bien, me disputait Dieu.