Dabord, je navais pu le regarder sans crainte; ensuite, je le dsirai; enfin, je courus avec la pense au-devant de lui. Et souvent, comme on voit dans un songe, il me semblait le voir la nuit dans la rue ou le sentir passer sous ma fentre.
Cet tat navait point chapp mes compagnes. La suprieure en fut avertie; elle prvint ma mre. Trois jours avant celui o je devais prononcer mes vux, je vis entrer dans ma cellule les trois seuls parents que jeusse au monde: mon pre, ma mre, mon frre.
Ils venaient pour membrasser encore une fois, disaient-ils, mais je vis bien quils avaient un autre but, car, reste seule avec moi, ma mre minterrogea. Dans cette circonstance, il est facile de reconnatre linfluence du dmon, car, au lieu de lui tout dire, comme jeusse d le faire, je niai tout obstinment.
Le jour o je devais prendre le voile tait venu au milieu dune trange lutte que je soutenais en moi-mme, dsirant et redoutant lheure qui me donnerait tout entire Dieu, et sentant bien que, si le dmon avait quelque tentative suprme faire sur moi, ce serait cette heure solennelle quil lessayerait.
Et cet homme trange ne vous avait pas crit depuis la premire lettre que vous trouvtes dans votre guimpe? demanda la princesse.
Jamais, Madame.
cette poque, vous ne lui aviez jamais parl?
Jamais, sinon mentalement.
Ni crit?
Oh! jamais.
Continuez. Vous en tiez au jour o vous prtes le voile.
Ce jour-l, comme je le disais Votre Altesse, je devais enfin voir finir mes tortures; car, tout ml quil tait dune douceur trange, ctait un supplice inimaginable pour une me reste chrtienne que lobsession dune pense, dune forme toujours prsente et imprvue, toujours railleuse par l-propos quelle mettait mapparatre juste dans mes moments de lutte contre elle et par son obstination me dominer alors invinciblement. Aussi il y avait des moments o jappelais cette heure sainte de tous mes vux. Quand je serai Dieu, me disais-je, Dieu saura bien me dfendre, comme il ma dfendue lors de lattaque des bandits. Joubliais que, lors de lattaque des bandits, Dieu ne mavait dfendue que par lentremise de cet homme.
Cependant, lheure de la crmonie tait venue. Jtais descendue lglise, ple, inquite, et cependant moins agite que dhabitude; mon pre, ma mre, mon frre, cette voisine de la via Frattina qui mtait venue voir, tous nos autres amis taient dans lglise, tous les habitants des villages voisins taient accourus, car le bruit stait rpandu que jtais belle, et une belle victime, dit-on, est plus agrable au Seigneur. Loffice commena.
Je le htais de tous mes vux, de toutes mes prires, car il ntait pas dans lglise, et je me sentais, lui absent, assez matresse de mon libre arbitre. Dj le prtre se tournait vers moi, me montrant le Christ auquel jallais me consacrer, dj jtendais les bras vers ce seul et unique Sauveur donn lhomme, quand le tremblement habituel qui mannonait son approche commena dagiter mes membres, quand le coup qui comprimait ma poitrine mindiqua quil venait de mettre le pied sur le seuil de lglise, quand enfin lattraction irrsistible amena mes yeux du ct oppos lautel, quelques efforts quils fissent pour rester fidles au Christ.
Mon perscuteur tait debout prs de la chaire et plus appliqu que jamais me regarder.
De ce moment, je lui appartenais; plus doffice, plus de crmonie, plus de prires.
Je crois que lon me questionna selon le rite, mais je ne rpondis pas. Je me souviens que lon me tira par le bras et que je vacillai comme une chose inanime que lon dplace de sa base. On me montra des ciseaux sur lesquels un rayon du soleil venait reflter son clair terrible: lclair ne me fit pas sourciller. Un instant aprs, je sentis le froid du fer sur mon cou, le grincement de lacier dans ma chevelure.
En ce moment, il me sembla que toutes les forces me manquaient, que mon me slanait de mon corps pour aller lui, et je tombai tendue sur la dalle, non pas, chose trange, comme une personne vanouie, mais comme une personne prise de sommeil. Jentendis un grand murmure puis je devins sourde, muette, insensible. La crmonie fut interrompue avec un pouvantable tumulte.
La princesse joignit les mains avec compassion.
Nest-ce pas, dit Lorenza, que cest l un terrible vnement, et dans lequel il est facile de reconnatre lintervention de lennemi de Dieu et des hommes?
Prenez garde, dit la princesse avec un accent de tendre compassion, prenez garde, pauvre femme, je crois que vous avez trop de pente attribuer au merveilleux ce qui nest que leffet dune faiblesse naturelle. En voyant cet homme, vous vous tes vanouie, et voil tout; il ny a rien autre chose; continuez.
Oh! Madame, Madame, ne me dites pas cela, scria Lorenza, ou, du moins, attendez, pour porter un jugement, que vous ayez tout entendu. Rien de merveilleux! continua-t-elle; mais alors nest-ce pas, je fusse revenue moi, dix minutes, un quart dheure, une heure aprs mon vanouissement? Je me serais entretenue avec mes surs, jaurais repris courage et foi parmi elles?
Sans doute, dit Madame Louise. Eh bien! nest-ce pas ainsi que la chose est arrive?
Madame, dit Lorenza dune voix sourde et acclre, lorsque je revins moi, il faisait nuit. Un mouvement rapide et saccad me fatiguait depuis quelques minutes. Je soulevai ma tte, croyant tre sous la vote de la chapelle ou sous les rideaux de ma cellule. Je vis des rochers, des arbres, des nuages; puis, au milieu de tout cela, je sentais une haleine tide qui me caressait le visage, je crus que la sur infirmire me prodiguait ses soins, et je voulus la remercier Madame, ma tte reposait sur la poitrine dun homme, et cet homme tait mon perscuteur. Je portai les yeux et les mains sur moi-mme pour massurer si je vivais ou du moins si je veillais. Je poussai un cri. Jtais vtue de blanc. Javais sur le front une couronne de roses blanches, comme une fiance ou comme une morte.
La princesse poussa un cri; Lorenza laissa tomber sa tte dans ses deux mains.
Le lendemain, continua en sanglotant Lorenza, le lendemain je vrifiai le temps qui stait coul: nous tions au mercredi. Jtais donc reste pendant trois jours sans connaissance; pendant ces trois jours, jignore entirement ce qui sest pass.
Chapitre 51. Le comte de Fnix
Pendant longtemps un silence profond laissa les deux femmes, lune ses mditations douloureuses, lautre son tonnement, facile comprendre.
Enfin Madame Louise rompit la premire le silence.
Et vous navez rien fait pour faciliter cet enlvement? dit-elle.
Rien, Madame.
Et vous ignorez comment vous tes sortie du couvent?
Je lignore.
Cependant un couvent est bien ferm, bien gard; il y a des barreaux aux fentres, des murs presque infranchissables, une tourire qui ne quitte pas ses clefs. Cela est ainsi, en Italie surtout, o les rgles sont plus svres encore quen France.
Que vous dirai-je, Madame, quand moi-mme depuis ce moment je mabme creuser mes souvenirs sans y rien trouver?
Mais vous lui reprochtes votre enlvement?
Sans doute.
Que vous rpondit-il pour sexcuser?
Quil maimait.
Que lui dites-vous?
Quil me faisait peur.
Vous ne laimiez donc pas?
Oh! non, non!
En tiez-vous bien sre?
Hlas! Madame, ctait un sentiment trange que jprouvais pour cet homme. Lui l, je ne suis plus moi, je suis lui; ce quil veut, je le veux; ce quil ordonne, je le fais; mon me na plus de puissance, mon esprit plus de volont: un regard me dompte et me fascine. Tantt il semble pousser jusquau fond de mon cur des penses qui ne sont pas miennes, tantt il semble attirer au dehors de moi des ides si bien caches jusqualors moi-mme, que je ne les avais pas devines. Oh! vous voyez bien, Madame, quil y a magie.