Le cardinal se rapprocha encore.
De quelle lettre voulez-vous parler? dit-il.
Oh! vous le savez bien.
Dites toujours.
Eh bien, dune lettre que vous crivtes de Vienne Paris, leffet de faire manquer le mariage du dauphin.
Le prlat laissa chapper un mouvement deffroi.
Cette lettre? balbutia-t-il.
Je la sais par cur.
Cest une trahison de M. de Breteuil, alors?
Pourquoi cela?
Parce que, lorsque le mariage fut dcid, je la lui redemandai.
Et il vous dit?
Quelle tait brle.
Cest quil nosa vous dire quelle tait perdue.
Perdue?
Oui Or, une lettre perdue, vous comprenez, il se peut quon la retrouve.
Si bien que cette lettre que jai crite M. de Breteuil?
Oui.
Quil ma dit avoir brle?
Oui.
Et quil avait perdue?
Je lai retrouve. Oh! mon Dieu! par hasard, en passant dans la cour de marbre Versailles.
Et vous ne lavez pas fait remettre M. de Breteuil?
Je men serais bien gard.
Pourquoi cela?
Parce que, en ma qualit de sorcier, je savais que Votre minence, qui je veux tant de bien, moi, me voulait mal de mort. Alors vous comprenez: un homme dsarm qui sait quen traversant un bois il va tre attaqu, et qui trouve un pistolet tout charg sur la lisire de ce bois
Eh bien?
Eh bien, cet homme est un sot sil se dessaisit de ce pistolet.
Le cardinal eut un blouissement et sappuya sur le rebord de la fentre.
Mais, aprs un instant dhsitation, dont le comte dvorait les variations sur son visage:
Soit, dit-il. Mais il ne sera pas dit quun prince de ma maison aura pli devant la menace dun charlatan. Cette lettre et-elle t perdue, leussiez-vous trouve, dt-elle tre montre madame la dauphine elle-mme; cette lettre dt-elle me perdre comme homme politique, je soutiendrai mon rle de sujet loyal, de fidle ambassadeur. Je dirai ce qui est vrai, cest--dire que je trouvais cette alliance nuisible aux intrts de mon pays, et mon pays me dfendra ou me plaindra.
Et si quelquun, dit le comte, se trouve l, qui dise que lambassadeur, jeune, beau, galant, ne doutant de rien, vu son nom de Rohan et son titre de prince, ne disait point cela parce quil croyait lalliance autrichienne nuisible aux intrts de la France, mais parce que, gracieusement reu dabord par larchiduchesse Marie-Antoinette, cet orgueilleux ambassadeur avait eu la vanit de voir dans cette affabilit quelque chose de plus que de laffabilit, que rpondra le fidle sujet, le loyal ambassadeur?
Il niera, monsieur, car de ce sentiment que vous prtendez avoir exist, il ne reste aucune preuve.
Ah! si fait, monsieur, vous vous trompez: il reste la froideur de madame la dauphine pour vous.
Le cardinal hsita.
Tenez, mon prince, dit le comte, croyez-moi, au lieu de nous brouiller, comme ce serait dj fait si je navais plus de prudence que vous, restons bons amis.
Bons amis?
Pourquoi pas? Les bons amis sont ceux qui nous rendent des services.
En ai-je jamais rclam de vous?
Cest le tort que vous avez eu; car depuis deux jours que vous tes Paris
Moi?
Oui, vous. Eh! mon Dieu, pourquoi vouloir me cacher cela, moi qui suis sorcier? Vous avez quitt la princesse Soissons, vous tes venu en poste Paris par Villers-Cotterts et Dammartin, cest--dire par la route la plus courte, et vous tes venu demander vos bons amis de Paris des services quils vous ont refuss. Aprs lesquels refus, vous tes reparti en poste pour Compigne, et cela dsespr.
Le cardinal semblait ananti.
Et quel genre de services pouvais-je donc attendre de vous, demanda-t-il, si je mtais adress vous?
Les services quon demande un homme qui fait de lor.
Et que mimporte que vous fassiez de lor?
Peste! quand on a cinq cent mille francs payer dans les quarante-huit heures Est-ce bien cinq cent mille francs? Dites.
Oui, cest bien cela.
Vous demandez quoi importe davoir un ami qui fait de lor? Cela importe que les cinq cent mille francs quon na pu trouver chez personne, on les trouvera chez lui.
Et o cela? demanda le cardinal.
Rue Saint-Claude, au Marais.
quoi reconnatrai-je la maison?
une tte de griffon en bronze qui sert de marteau la porte.
Quand pourrai-je my prsenter?
Aprs-demain, monseigneur, vers six heures du soir, sil vous plat, et ensuite
Ensuite?
Toutes et quantes fois il vous fera plaisir dy venir. Mais, tenez, notre conversation finit temps, voici la princesse qui a termin sa prire.
Le cardinal tait vaincu; il nessaya point de rsister plus longtemps, et, sapprochant de la princesse:
Madame, dit-il, je suis forc davouer que M. le comte de Fnix a parfaitement raison, que lacte dont il est porteur est on ne peut plus valable, et quenfin les explications quil ma donnes mont compltement satisfait.
Le comte sinclina.
Quordonne Votre Altesse royale? demanda-t-il.
Un dernier mot cette jeune femme.
Le comte sinclina une seconde fois en signe dassentiment.
Cest de votre propre et entire volont que vous voulez quitter le couvent de Saint-Denis, o vous tiez venue me demander un refuge?
Son Altesse, reprit vivement Balsamo, demande si cest de votre propre et entire volont que vous voulez quitter le couvent de Saint-Denis o vous tiez venue demander un asile? Rpondez, Lorenza.
Oui, dit la jeune femme, cest de ma propre volont.
Et cela pour suivre votre mari, le comte de Fnix?
Et cela pour me suivre? rpta le comte.
Oh! oui, dit la jeune femme.
En ce cas, dit la princesse, je ne vous retiens ni lun ni lautre, car ce serait faire violence aux sentiments. Mais, sil y a quelque chose dans tout ceci qui sorte de lordre naturel des choses, que la punition du Seigneur retombe sur celui qui, son profit ou dans ses intrts, aura troubl lharmonie de la nature Allez, monsieur le comte de Fnix; allez, Lorenza Feliciani, je ne vous retiens plus Seulement, reprenez vos bijoux.
Ils sont aux pauvres, Madame, dit le comte de Fnix; et, distribue par vos mains, laumne sera deux fois agrable Dieu. Je ne redemande que mon cheval Djrid.
Vous pouvez le rclamer en passant, monsieur. Allez!
Le comte sinclina devant la princesse et prsenta son bras Lorenza, qui vint sy appuyer et qui sortit avec lui sans prononcer une parole.
Ah! monsieur le cardinal, dit la princesse en secouant tristement la tte, il y a des choses incomprhensibles et fatales dans lair que nous respirons.
Chapitre 53. Le retour de Saint-Denis
En sloignant de Philippe, Gilbert, comme nous lavons dit, tait rentr dans la foule.
Mais cette fois ce ntait plus le cur bondissant dattente et de joie quil se jetait dans le flot bruissant, ctait lme ulcre par une douleur que le bon accueil de Philippe et ses obligeantes offres de service navaient pu adoucir.
Andre ne se doutait pas quelle et t cruelle pour Gilbert. La belle et sereine jeune fille ignorait compltement quil pt y avoir entre elle et le fils de sa nourrice aucun point de contact, ni pour la douleur ni pour la joie. Elle passait au-dessus des sphres infrieures, jetant sur elles son ombre ou sa lumire, selon quelle tait elle-mme souriante ou sombre. Cette fois, lombre de son ddain avait glac Gilbert; et comme elle navait fait que suivre limpulsion de sa propre nature, elle ignorait elle-mme quelle avait t ddaigneuse.
Mais Gilbert, comme un athlte dsarm, avait tout reu en plein cur, regards de mpris et paroles superbes; et Gilbert navait pas encore assez de philosophie pour ne pas se donner, tout saignant comme il ltait, la consolation du dsespoir.
Aussi, partir du moment o il fut rentr dans la foule, ne sinquita-t-il plus ni des chevaux, ni des hommes. Rassemblant ses forces, au risque de sgarer ou de se faire broyer, il slana comme un sanglier bless travers la multitude et se fit ouvrir un passage.