Gilbert saisit la main du philosophe et lappuya contre ses lvres; il nen et certes pas tant fait de la main dun roi.
Mais, avant de sortir, et tandis que Gilbert tout mu se tenait contre la porte, Rousseau sapprocha une dernire fois de la fentre et regarda les deux jeunes filles.
En ce moment, Andre justement venait de laisser tomber son peignoir, et prenait une robe des mains de Nicole.
Elle vit cette tte ple, ce corps immobile, fit un brusque mouvement en arrire et ordonna Nicole de fermer la fentre.
Nicole obit.
Allons, dit Rousseau, ma vieille tte lui a fait peur; cette jeune figure ne leffrayait pas tantt. Oh! belle jeunesse! ajouta-t-il en soupirant:
Et rattachant au clou la robe de Thrse, il descendit mlancoliquement lescalier sur les pas de Gilbert, contre la jeunesse duquel il et peut-tre chang en ce moment cette rputation qui balanait celle de Voltaire, et partageait avec elle ladmiration du monde entier.
Chapitre 55. La maison de la rue Saint-Claude
La rue Saint-Claude, dans laquelle le comte de Fnix avait donn rendez-vous au cardinal de Rohan, ntait pas tellement diffrente cette poque de ce quelle est maintenant, quon ny puisse retrouver encore les vestiges des localits que nous allons essayer de peindre.
Elle aboutissait, comme elle le fait aujourdhui, la rue Saint-Louis et au boulevard, passant par cette mme rue Saint-Louis entre le couvent des Filles du Saint-Sacrement et lhtel de Voysins, tandis quaujourdhui elle spare son bout une glise et un magasin dpiceries.
Comme aujourdhui, elle rejoignait le boulevard par une pente assez rapide.
Elle tait riche de quinze maisons et de sept lanternes.
Deux impasses sy remarquaient.
Lune, gauche, et celle-l formait enclave sur lhtel de Voysins; lautre, droite, nord, sur le grand jardin des Filles du Saint-Sacrement.
Cette dernire impasse, ombrage droite par les arbres du couvent, tait borde gauche par le grand mur gris dune maison qui slevait dans la rue Saint-Claude.
Ce mur, semblable au visage dun cyclope, navait quun il, ou, si lon aime mieux, quune fentre, encore cette fentre, treillisse, grillage, barre, tait-elle abominablement noire.
Juste au-dessous de cette fentre qui jamais ne souvrait, on le voyait aux toiles daraigne qui la tapissaient au dehors; juste au dessous de cette fentre, disons-nous, tait une porte garnie de larges clous et dun marteau en tte de griffon, laquelle indiquait, non point quon entrait, mais quon pouvait entrer de ce ct dans la maison.
Pas dhabitations dans ce cul-de-sac; deux habitants seulement: un savetier dans une bote de bois et une ravaudeuse dans un tonneau, tous deux sabritant sous les acacias du couvent, qui, ds neuf heures du matin, versaient une large fracheur au sol poudreux.
Le soir, la ravaudeuse regagnait son domicile; le savetier cadenassait son palais, et rien ne surveillait plus la ruelle, sinon lil sombre et morne de cette fentre dont nous avons dj parl.
Outre la porte que nous avons dite, la maison que nous avons entrepris de dcrire le plus exactement possible avait une entre principale dans la rue Saint-Claude. Cette entre, qui tait une porte cochre avec des sculptures dun relief qui rappelait larchitecture du temps de Louis XIII, tait orne de ce marteau tte de griffon que le comte de Fnix avait indiqu comme renseignement positif au cardinal de Rohan.
Quant aux fentres, elles avaient vue sur le boulevard, et, ds le matin, taient visites pour le soleil levant.
Paris, cette poque, et dans ce quartier surtout, ntait pas bien sr. On ne stonnait donc pas dy voir les fentres grilles et les murailles hrisses dartichauts de fer.
Nous disons cela parce que le premier tage de notre maison ne ressemblait pas mal une forteresse. Contre les ennemis, contre les larrons et contre les amants, il offrait des balcons de fer aux mille pointes acres; un foss profond ceignait le btiment du ct du boulevard, et quant parvenir dans ce fort par la rue, il et fallu des chelles de trente pieds pour y parvenir. Le mur en avait trente-deux, et il masquait ou plutt enterrait la cour dhonneur.
Cette maison, devant laquelle tout passant, tonn, inquiet et curieux, sarrterait aujourdhui, navait cependant point, en 1770, un aspect bien trange. Tout au contraire, elle tait en harmonie avec le quartier, et si les bons habitants de la rue Saint-Louis et les habitants non moins bons de la rue Saint-Claude fuyaient les alentours de cet htel, ce ntait point cause de lhtel lui-mme, car sa rputation tait encore intacte, mais cause du boulevard dsert de la porte Saint-Louis, assez mal fam, et du pont aux Choux, dont les deux arches, jetes sur un gout, paraissaient tout Parisien un peu au courant des traditions les infranchissables colonnes de Gads.
En effet, le boulevard, de ce ct, ne conduisait rien qu la Bastille. On ny voyait pas dix maisons en lespace dun quart de lieue: aussi ldilit nayant pas jug propos dclairer ce rien, ce vide, ce nant, pass huit heures lt et quatre heures lhiver, ctait le chaos, plus les voleurs.
Ce fut cependant par ce boulevard, le soir, vers neuf heures, que rentra un carrosse rapide, trois quarts dheure environ aprs la visite de Saint-Denis.
Les armes du comte de Fnix dcoraient les panneaux de ce carrosse.
Quant au comte, il prcdait le carrosse vingt pas, mont sur Djrid, qui faisait siffler sa longue queue en aspirant la chaleur opaque du pav poudreux.
Dans le carrosse aux rideaux ferms reposait Lorenza, endormie sur des coussins.
La porte souvrit comme par enchantement devant le bruit des roues, et le carrosse, aprs stre engouffr dans les noires profondeurs de la rue Saint Claude, disparut dans la cour de la maison que nous venons de dcrire.
La porte se referma derrire lui.
Il ntait certes pas besoin cependant dun si grand mystre: personne ntait l pour voir rentrer le comte de Fnix ou pour le gner en quelque chose que ce ft, et-il rapport de Saint-Denis le trsor abbatial dans les coffres de sa voiture.
Maintenant, quelques mots sur lintrieur de cette maison, quil est important pour nous de faire connatre nos lecteurs, notre intention tant de les y ramener plus dune fois.
Dans cette cour dont nous parlions et dont lherbe vivace, jouant comme une mine continue, essayait, par un travail incessant, de disjoindre les pavs, on voyait droite les curies, gauche les remises, et au fond un perron conduisant vers une porte laquelle on montait indiffremment, dun ct ou de lautre, par un double escalier de douze marches.
Par le bas, lhtel, du moins ce qui en tait accessible, se composait dune immense antichambre, dune salle manger remarquable par un grand luxe dargenterie entasse dans des dressoirs, et enfin dun salon qui paraissait meubl tout rcemment, exprs peut-tre pour recevoir ses nouveaux locataires.
En sortant de ce salon et en rentrant dans lantichambre, on se trouvait en face dun grand escalier conduisant au premier tage. Ce premier tage se composait de trois chambres de matre.
Mais un gomtre habile, en mesurant de lil la circonfrence de lhtel et en calculant le diamtre, aurait pu stonner de trouver si peu de logement dans une pareille tendue.
Cest que, dans cette premire maison apparente, il existait une seconde maison cache, et connue seulement de celui qui lhabitait.
En effet, dans lantichambre, ct dune statue du dieu Harpocrate qui, les doigts sur les lvres, semblait recommander le silence dont il est lemblme, jouait, mise en mouvement par un ressort, une petite porte perdue dans les ornements darchitecture. Cette porte donnait accs un escalier pris dans un corridor et de la largeur de ce corridor qui, la hauteur de lautre premier tage peu prs, conduisait une petite chambre prenant son jour par deux fentres grilles, donnant sur une cour intrieure.