Cette cour intrieure tait la bote qui renfermait et cachait tous les yeux la seconde maison.
La chambre laquelle conduisait cet escalier tait videmment une chambre dhomme. Les descentes de lit et les tapis placs devant les fauteuils et les canaps taient des plus magnifiques fourrures que fournissent lAfrique et lInde. Ctaient des peaux de lion, de tigre et de panthre, aux yeux tincelants et aux dents encore menaantes; les murailles, tendues en cuir de Cordoue, du dessin le plus large et le plus harmonieux, taient dcores darmes de toute espce, depuis le tomahawk du Huron jusquau criss du Malais, depuis lpe en croix des anciens chevaliers jusquau cangiar de lArabe, depuis larquebuse incruste divoire du XVIe jusquau fusil damasquin dor du XVIIIe.
On et inutilement cherch cette chambre une issue autre que celle de lescalier; peut-tre y en avait-il une ou plusieurs, mais inconnues, mais invisibles.
Un domestique allemand, de vingt-cinq trente ans, le seul quon et vu depuis plusieurs jours errer dans la vaste maison, referma au verrou la porte cochre, et, ouvrant la porte de la voiture pendant que le cocher impassible dtelait dj les chevaux, il tira du carrosse Lorenza endormie et la porta entre ses bras jusqu lantichambre; l, il la dposa sur une table couverte dun tapis rouge et abaissa sur ses pieds, avec discrtion, le long voile blanc qui enveloppait la jeune femme.
Puis il sortit pour aller allumer aux lanternes de la voiture un chandelier sept branches quil rapporta tout enflamm.
Mais, pendant cet intervalle, si court quil et t, Lorenza avait disparu.
En effet, derrire le valet de chambre, le comte de Fnix tait entr; il avait pris Lorenza entre ses bras son tour; il lavait porte par la porte drobe et par lescalier secret dans la chambre des armes, aprs avoir avec soin referm les deux portes derrire lui.
Une fois l, du bout du pied, il pressa un ressort plac dans langle de la chemine haut manteau. Aussitt une porte, qui ntait autre que la plaque de cette chemine, roula sur deux gonds silencieux, et le comte, passant sous le chambranle, disparut, refermant avec le pied, comme il lavait ouverte, cette porte mystrieuse.
De lautre ct de la chemine, il avait trouv un second escalier, et, aprs avoir mont quinze marches tapisses de velours dUtrecht, il avait atteint le seuil dune chambre lgamment tendue de satin broch de fleurs aux couleurs si vives et aux formes si bien dessines, quon et pu les prendre pour des fleurs naturelles.
Le meuble pareil tait de bois dor; deux grandes armoires dcaille incrustes de cuivre, un clavecin et une toilette en bois de rose, un beau lit tout diapr, des porcelaines de Svres, composaient la partie indispensable du mobilier; des chaises, des fauteuils et des sofas, disposs avec symtrie, dans un espace de trente pieds carrs, ornaient le reste de lappartement, qui, au reste, ne se composait que dun cabinet de toilette et dun boudoir attenant la chambre.
Deux fentres masques par dpais rideaux donnaient le jour cette chambre; mais, comme il faisait nuit cette heure, les rideaux navaient rien cacher.
Le boudoir et le cabinet de toilette navaient aucune ouverture. Des lampes consumant une huile parfume les clairaient le jour comme la nuit, et, senlevant travers le plafond, taient entretenues par des mains invisibles.
Dans cette chambre, pas un bruit, pas un souffle; on et dit tre cent lieues du monde. Seulement, lor y brillait de tous cts, de belles peintures souriaient sur les murailles, et de longs cristaux de Bohme, aux facettes chatoyantes, silluminaient comme des yeux ardents, lorsque, aprs avoir dpos Lorenza sur un sofa, le comte, mal satisfait de la lumire tremblante du boudoir, fit jaillir le feu de cet tui dargent qui avait tant proccup Gilbert, et alluma sur la chemine deux candlabres chargs de bougies roses.
Alors il revint vers Lorenza, et, mettant sur une pile de coussins un genou en terre devant elle:
Lorenza! dit-il.
La jeune femme, cet appel, se souleva sur un coude, quoique ses yeux restassent ferms. Mais elle ne rpondit point.
Lorenza, rpta-t-il, dormez-vous de votre sommeil ordinaire ou du sommeil magntique?
Je dors du sommeil magntique, rpondit Lorenza.
Alors, si je vous interroge, vous pourrez rpondre?
Je crois que oui.
Bien.
Il se fit un instant de silence; puis le comte de Fnix continua:
Regardez dans la chambre de Madame Louise que nous venons de quitter, il y a trois quarts dheure peu prs.
Jy regarde, rpondit Lorenza.
Et y voyez-vous?
Oui.
Le cardinal de Rohan sy trouve-t-il encore?
Je ne ly vois pas.
Que fait la princesse?
Elle prie avant de se mettre au lit.
Regardez dans les corridors et dans les cours du couvent si vous voyez Son minence?
Je ne la vois pas.
Regardez la porte si sa voiture y est encore.
Elle ny est plus.
Suivez la route que nous avons suivie.
Je la suis.
Voyez-vous des carrosses sur la route?
Oh! oui, plusieurs.
Et dans ces carrosses reconnaissez-vous le cardinal?
Non.
Rapprochez-vous de Paris.
Je men rapproche.
Encore.
Oui.
Encore.
Ah! je le vois.
O cela?
la Barrire.
Est-il arrt?
Il sarrte en ce moment. Un valet de pied descend de derrire la voiture.
Il lui parle?
Il va lui parler.
coutez, Lorenza. Il est important que je sache ce que le cardinal a dit cet homme.
Vous ne mavez pas ordonn dcouter temps. Mais attendez, attendez, le valet de chambre parle au cocher.
Que lui dit-il?
Rue Saint-Claude, au Marais, par le boulevard.
Bien, Lorenza, merci.
Le comte crivit quelques mots sur un papier, plia le papier autour dune petite plaque de cuivre, destine sans doute lui donner du poids, tira le cordon dune sonnette, poussa un bouton au-dessous duquel souvrit une gueule, laissa glisser le billet dans louverture, qui se referma aprs lavoir englouti.
Ctait la manire dont le comte, lorsquil tait enferm dans les chambres intrieures, correspondait avec Fritz.
Puis, revenant Lorenza:
Merci, rpta-t-il.
Tu es donc content de moi? demanda la jeune femme.
Oui, chre Lorenza!
Eh bien, ma rcompense alors!
Balsamo sourit et approcha ses lvres de celles de Lorenza, dont tout le corps frissonna au voluptueux contact.
Oh! Joseph! Joseph! murmura-t-elle avec un soupir presque douloureux. Joseph! que je taime!
Et la jeune femme tendit ses deux bras pour serrer Balsamo contre son cur.
Chapitre 56. La double existence Le sommeil
Balsamo se recula vivement, les deux bras de Lorenza ne saisirent que lair et retombrent en croix sur sa poitrine.
Lorenza, dit Balsamo, veux-tu causer avec ton ami?
Oh! oui, dit-elle; mais parle-moi toi-mme souvent jaime tant ta voix!
Lorenza, tu mas dit souvent que tu serais bien heureuse si tu pouvais vivre avec moi, spare du monde entier.
Oui, ce serait le bonheur.
Eh bien, jai ralis ton vu, Lorenza. Dans cette chambre, nul ne peut nous poursuivre, nul ne peut nous atteindre; nous sommes seuls, bien seuls.
Ah! tant mieux.
Dis-moi si cette chambre est de ton got.
Ordonne-moi de voir alors.
Vois!
Oh! la charmante chambre! dit-elle.
Elle te plat donc? demanda le comte avec douceur.
Oh! oui: voil mes fleurs favorites, mes hliotropes vanille, mes roses pourpres, mes jasmins de la Chine. Merci, mon tendre Joseph; que tu es bon!
Je fais ce que je peux pour te plaire, Lorenza.
Oh! tu fais cent fois plus que je ne mrite.